En ce mois d’août où les moissons se terminent en altitude dans notre pays, la nielle des blés (Agrostemma githago1 L., 1758 ; syn. : Lychnis githago (L.) Scopoli, 1771), emblématique des moissons d’avant la seconde guerre mondiale au même titre que le bleuet (Centaurea cyanus) ou le coquelicot (Papaver rhoeas), se fait de plus en plus rare2 dans nos céréales hexagonales du fait du développement des blés et orges d’hiver, de sa grande sensibilité aux désherbants, de la mécanisation des moissons et du tri des semences. Dite aussi couronne des blés, ou plus rarement gasse, lychnide nielle, nielle des champs, œil de bœuf, œillet des champs (allemand : kornrade, rade ; anglais : common corncokle, corn cockle, corn pink, githage ; catalan : clavel de blat, niella ; espagnol : neguilla, negrillon, negrillon de los trigos ; grec : aγριοκουκιά, Γόγγολη ; hollandais ; bolderik ; italien : gittaione comune ; occitan : niéla, niello), cette jolie dicotylédone colorée, appartient à la famille très cosmopolite et principalement herbacée des Caryophyllacées3.


Jeunes pieds de nielle des blés, 2020 ©ASauleau ; nielles en floraison, Chaillé sous-les-Ormeaux, Poitou ©SPiry-TelaBotanica
Messicole très ancienne4 provenant du foyer d’agriculture du Proche-Orient, introduite sur le territoire national dès les débuts de l’agriculture avec l’engrain (Triticum monococcum) et l’amidonnier (T. turgidum subsp. dicoccocum), la nielle des blés est une thérophyte5 qui présente deux particularités :
– celle d’être mimétique avant floraison dans les champs de céréales (cycle de croissance, forme et hauteur de la tige feuillage linéaire) et même au niveau de la forme et de la taille de ses graines6 ;
– celle de développer au contact du blé une symbiose qui accroît la taille de ce dernier de 20 à 50%7. Sans doute s’inspirant de ce « principe de contagion8 », Jean-Paul Branlard indique que « durant des siècles, un peu partout en Europe, pour attirer les hommes, les jouvencelles ont utilisé le pain de nielle, « une relique de la magie naturelle, un philtre interdit ». Il s’agit d’une petite galette : la fille presse la pâte contre son sexe pour la mouler avant de la cuire au four et de l’offrir au galant qui tombe amoureux de la belle ».


Fleur vue de côté, Saint-Austremoine, Haute-Loire, 2010 ©JJHoudte-TelaBotanica ; vue de dessus, Oppodette, Alpes de Haute-Provence, 2013 ©HTinguy-TelaBotanica
La nielle des blés9 apprécie les sols calcicoles, ensoleillés. Sa distribution est principalement centro-européenne sud-sibérienne, bien qu’on puisse la trouver dans d’autres régions du monde (Nord de l’Afrique, Amérique du nord, Australie, Nouvelle-Zélande notamment) où elle a été diffusée avec les blés européens. C’est une plante annuelle, entièrement velue et soyeuse à racine pivotante. Elle présente des tiges dressées, simples ou bifurquées au sommet de 0-5 à 1,2 m. Les feuilles sont sessiles, entières, opposées, lancéolées, vert clair, velues et soyeuses.
Elle fleurit de mai à août (pollinisation entomogame). Les inflorescences sont dichasiales (cymes bipares). Le calice est soudé, pentalobé, lobes linéaires, plus longs que la corolle ; les sépales pointus dépassent largement de la corolle formant une étoile à 5 branches. Les fleurs sont grandes à 5 pétales rose pourpre à violacée, veinées, rarement blanches (corolle régulière actinomorphe d’environ 3 cm de diamètre). Étamines généralement au nombre de dix. Gynécée syncarpe, cinq styles.
Le fruit est une grosse capsule ovoïde, renflée, coriace, uniloculaire, qui s’ouvre par des 5 valves. Il renferme 30 à 40 graines noires, cabossées, hérissées de protubérances pointues, de la taille d’un grain de blé et avec un albumen qui est blanc farineux (durée de vie de un à deux ans ; dissémination barochore ).


Coupe d’une capsule de nielle ©LaGaranceVoyageuse ; capsules sèches, Veynes, Hautes-Alpes, 2016 ©FDenis-TelaBotanica
Toutes les parties de la nielle des blés, les graines à haute dose en particulier (environ 6%) contiennent des glucosides (saponosides triterpéniques, notamment de la githagoside et de l’acide agrostemmique) qui sont moyennement à très toxiques10 pour le bétail, les volailles et le chien surtout quand ils n’y sont pas accoutumés. L’action simultanée de ces saponosides et d’une protéine atoxique qui inactive les ribosomes et attaque les globules rouges à forte concentration, l’agrostine, a historiquement rendu la nielle parfois responsable d’intoxications agroalimentaires graves et parfois mortelles chez l’être humain11 lors de la transformation du blé en farine quand la moisson contenait des graines de blé et de nielle mélangées (le pain niellé prenait une coloration bleuâtre et avait une saveur amère, le café d’orge a aussi parfois entraîné des accidents car les saponines ne sont que partiellement détruites à la cuisson), sans toutefois provoquer des effets aussi dramatiques et spectaculaires que ceux créés par l’ergot du seigle (Claviceps purpurea) ou même l’ivraie (Lolium temulentum). Du faut de ce risque, avant l’emploi des herbicides sélectifs, la nielle des blés fut longtemps redoutée des agriculteurs qui, lors de la floraison de cette plante, envoyaient femmes et enfants l’arracher pour l’éliminer (éniellage).
Malgré le risque d’empoisonnement, la partie aérienne de la plante a été historiquement employée en médecine traditionnelle12 en décoction contre les ulcères, les maladies de peau et ses graines à faible dose pour leurs propriétés diurétiques, expectorantes et antihelminthiques ; la racine servait à traiter les hémorragies, les hémorroïdes.
Cette ambiguïté des contacts entre l’homme et la nielle des blés s’est de temps à autre retrouvée dans certains rituels hexagonaux. Eloïse Mozzani, citée par le blog Luminessens, indique dans « Le livre des superstitions, mythes, croyances et légendes »13 qu’autrefois, au « premier dimanche du carême, on parcourait les champs ensemencés, munis de flambeaux allumés (pour protéger les récoltes et chasser les bêtes nuisibles), il fallait cueillir des pieds de nielle et les apporter au banquet qui terminait la journée : on prétendait que la nielle éloignait le diable des festivités (Sologne). En outre, les jeunes filles et jeunes gens qui avaient trouvé une touffe de nielle en cette occasion étaient assurés de se marier dans l’année. On dit toutefois qu’on peut rendre folle ou faire périr la jeune fille à qui on offre une fleur de nielle dont la tige est cassée, ou coupée, au milieu.
Au XVIIe siècle, pour débarrasser un champ de la nielle, on en mettait quelques brins dans la cheminée : « A mesure qu’ils séchaient, la nielle séchait et mourait. » »
La nielle des blés, ainsi que la nielle frêle (A. gracile)14 qui lui est apparentée, sont également cultivées aujourd’hui comme plantes ornementales. Il est facile de distinguer les deux espèces en observant les lobes du calice, qui sont plus courts que la corolle chez la nielle frêle et plus longues chez la nielle des blés.

Comme c’est aussi une plante mellifère de culture facile15 et qui n’est pas envahissante, n’hésitez pas l’an prochain à semer quelques graines de nielles dans votre jardin afin de renforcer la situation devenue précaire de l’espèce. Elles rappelleront des souvenirs aux anciens et ne manqueront pas d’embellir vos massifs estivaux !
Alain Bonjean,
Orcines, le 9 août 2021
Mots-clefs : nielle des blés, Agrostemma githago, Caryophyllacée, annuelle, messicole, plante toxique (parfois mortelle), plante médicinale, plante ornementale, plante mellifère, nielle frêle, A. gracile, rituels, symbolique, horticulture
1 – Du grec « agros » pour champ et « stemma » pour couronne.
2 – En région ARA où je suis établi, elle se maintient surtout dans le sud (Diois, Baronnies) et dans le centre-ouest (Pilat, Boutières, plateau ardéchois). Cf. https://pifh.fr/donnees/fiche_descriptive/OuvrirFicheDescriptive/80546-0
3 – https://www.biologydiscussion.com/plants/flowering-plants/an-overview-on-family-caryophyllaceae-botany/19762
4 – http://www.tela-botanica.org/page:plantes_messicoles_definitions ;
lanielleétait présente en Europe autour des premières zones habitées au Néolithique : Cf. D. Monah (2002). Découvertes de pains et de restes d’aliments céréaliers en Europe de l’Est et Centrale. Civilisations 49, http://journals.openedition.org/civilisations/1369/; U. Maier et al. (2015). Céréales, mauvaises herbes et faucilles : à la recherche des premiers agriculteurs au nord des Alpes. Le Globe, Revue génevoise de géographie, N° spécial L’invention de l’agriculture 47-64.
5 – Les thérophytes dont des espèces annuelles qui meurent après leur reproduction et survivent à la mauvaise saison sous formes de graines, toutes les parties végétatives étant détruites.
6 – A. Sauleau (2020). Réalisations de fiches techniques et pédagogiques accessibles par QR-codes des plantes toxiques pour les ruminants présentes au jardin botanique de l’ENVA. Thèse de Docteur vétérinaire, UPEC, 250 p.
7 – Bodil Søgaard and Hans Doll (1992). A positive allelopathic effect of corn cockle, Agrostemma githago, on wheat, Triticum aestivum. Canadian Journal of Botany, https://doi.org/10.1139/b92-238
8 – « Dans la pensée magique, si deux entités entrent en contact, ne serait-ce qu’une
seule fois, il y a transfert de propriétés de l’une à l’autre. Cet échange s’opère dans un temps très bref et devient définitif. Les choses continuent à agir l’une sur l’autre alors même qu’elles cessent de se toucher. La forme la plus répandue est dite « interpersonnelle » : par le contact avec un aliment, soit en le cuisinant ou simplement en le touchant, une personne peut y faire pénétrer son essence (propriétés, intentions…) ». In : J.-P. Branlard (2001). Croyances comestibles et populaires. Courrier de l’environnement de l’INRA 42, 61-66.
9 – https://inpn.mnhn.fr/espece/cd_nom/80546; https://www.tela-botanica.org/eflore/?referentiel=bdtfx&module=fiche&action=fiche&num_nom=74941&onglet=synthese
10 – Pierre Sellenet (2006). La nielle des blés, tentative pour la réhabilitation d’une belle empoisonneuse. La Garance Voyageuse 76, 36-43 ;https://www.toxiplante.fr/monographies/nielle.html ; A. Sauleau (2020). Ibid. ; P. Hebestreit, M.F. Melzig (2003). Cytotoxic activity of the seeds from Agrostemma githago var. githago. Planta Medica 69, 10, 921-925 ; E. de Wildeman (1936). Sur la distribution des saponines dans le règne végétal. Bruxelles, Lib. Georges van Campenhout, 99 p.
11 – Ibid 9 ; P. Fournier (1948). Le livre des plantes médicinales et vénéneuses de France, vol. III. Paris. Ed. Lechevalier, 94-97.
12 – https://www.jeremybartlett.co.uk/2017/01/24/corncockle-agrostemma-githago/; A.R. Hall (1981). ‘…The cockle of rebellion, insolence, sedition…’, Interim: Bulletin of the York Archaeological Trust 8, 5–8 ; https://www.kloranebotanical.foundation/fr/la-nielle-des-bles-0
13 – Eloïse Mozzani (1995). Le livre des superstitions, mythes, croyances et légendes. Ed. Robert Laffont, 1822 p.
14 – https://inpn.mnhn.fr/espece/cd_nom/610787
15 – https://jaime-jardiner.ouest-france.fr/nielle-des-bles/
salut Alain tu avais trouver dans la région avec l’adresse que je t’avais envoyer ou pas a très bientôt
Olivier Roche+33 6 64 98 88 60
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