

Troupes françaises en 1914 ©Laportedelhistoire.fr ; plants de garance, Beaumes-de-Venise, Vaucluse ©CVisquenel-TelaBotanica
En juillet 1914, les pantalons des soldats de l’armée française ainsi que des pièces d’uniformes d’autres soldats des deux camps de la Grande guerre étaient colorés d’un rouge éclatant faisant d’eux pour quelques mois des cibles faciles de leurs adversaires avant que l’on ne modifie leurs équipements1. Leur teinture provenait de la partie racinaire de la garance ou rouge des teinturiers (Rubia tinctorum L., 1753), une plante cousine de la garance voyageuse et des gaillets, de la famille des Rubiacées qui comprend aussi parmi les plantes utiles, entre autres, le caféier, le gardénia et les arbres à quinquina
La garance2 (all. Färberröte, Krapp, angl. dyer’s madder, madder, cat. granza, esp. rubia, granza, rubia de tinteros, grec. Ριζάρι, Σχοινοβάφιον, ital. robbia, robia tintoria, garanza, néerl. meekrap) est une plante vivace glabre possédant des racines rhizomateuses rampantes pouvant atteindre 0,8 à 1,0 m de long pour 12 mm de diamètre et des tiges couchées, grimpantes de 1,0 à 1,5 m de long, à section carrée munie sur les angles d’aiguillons crochus qui lui permettent de se hisser sur la végétation alentour lors de leur croissance (2 n = 66). Les feuille assez grandes et minces sont annuelles, peu dentées, réunies en 6 verticilles, porteuses elles aussi de petits aiguillons crochus sur la nervure et les bords. La floraison en France a lieu en juin-juillet, voire août. Les fleurs hermaphrodites actinomorphes jaune vif à 5 lobes lancéolés forment des cymes axillaires et terminales. Elles portent des anthères linéaires-oblongues et des stigmates obovales en massue. Les fruits sont des baies subglobuleuses de la taille d’un pois (5-8 mm de diamètre), verts, puis rouges et noirs à maturité.
Il est à noter que, de manière assez surprenante, les animaux qui consomment de la garance des teinturiers en pacageant colorent de rouge leur urine, leur lait, leurs tissus et même leurs os.



Fleurs, Robion, Vaucluse ©MMenand-TelaBotanica ; baies, Fleury, Aude ©LRobaudi-TelaBotanica ; rgizomes©Ricapeupodate.com
C’est une plante aimant la lumière, la chaleur et une humidité atmosphérique modérée. Sa culture est délicate : elle préfère les sols basiques, profonds à texture argileuse, pauvres en nutriments et en matière organique, à la fois meubles, humides et proprement drainés – en effet, l’excès d’eau fait pourrir les racines.
Ces dernières constituent la richesse de la plante car elles contiennent dès l’âge de 3 ans de l’alizarine et de la purpurine, anthracènes qui, précipitées sur de l’alun ou d’autres mordants, permettent de teinter en rouge divers tissus3.

Structures chimiques de la purpurine et de l’alizarine4
La garance des teinturiers dérive de la garance voyageuse ou pélerine (Rubia peregrina L. 1753)5, espèce essentiellement circumméditerranéenne, proche-orientale, présente également dans le Caucase et en Iran dans les bois, les maquis et les haies, très résistante aux stress, dont le nom provient de la propriété de cette plante à s’agripper au pelage des animaux qui dispersent ainsi ses graines. Ses racines, plus petites que celles de la garance officinale, ont un pouvoir tinctorial vieux rose.
Sa période de domestication et sa durée sont assez méconnues, même si on suppose qu’elle a eu lieu dans la partie orientale des côtes méditerranéennes voire en Asie occidentale ou centrale6. En effet depuis environ 4000 ans, les racines sèches pulvérisées des deux espèces sauvage, Rubia peregrina, et cultivée, Rubia tinctorum, ont été employées7comme colorant rouge des fils de laine, de coton et de soie utilisés dans les tissus, les tentures et les tapis en Asie, Europe et Afrique du Nord ainsi que pour la production d’une laque rouge rosée transparente, dite laque de garance, employée en peinture à l’huile comme en aquarelle par les peintres européens et les miniaturistes persans.
Le premier témoignage de l’utilisation de la garance provient d’un texte mésopotamien en cunéiformes, daté entre 2013 et1982 av. J.-C. qui fait référence à une paire de sandales teintées à la garance. En Egypte, aucune trace de teinture de garance n’apparait avant la XVIIIe dynastie et il semble qu’elle ait été importée. La pigmentation de la garance a toutefois été révélée au cours des années 1930s sur des tissus de la tombe de Toutankhamon (c. 1345-1327 av. J.-C.) ; des cosmétiques en contenaient également. En Palestine, le terme garance est noté dans le Talmud puah en araméen. En Extrême-Orient, des fragments d’un pantalon de laine teintés à la garance ont été découverts dans une tombe de Tourfan au Xinjiang. En Iran, l’utilisation de la garance semble avoir débuté au Ier millénaire av. J.-C., puis est devenue importante de l’Antiquité à l’ère moderne. Au XIXe siècle, la demande de cette teinture était grande en Inde et en Russie faisant de la culture de garance une culture de rente en Iran, au Balûchistân et aussi dans le Caucase.

Teinture de tissus à la garance au Moyen-Âge en Europe ©http://www.passionprovence.org/
En Europe8, les Grecs et les Romains ont aussi employée la garance. Elle faisait partie en 812 des plantes dont la culture était recommandée sous Charlemagne (c. 742-814) par le Capitulaire de Villis sous l’appellation de warentiam. Ensuite, la Hollande garda dans sa province de Zélande dès le Moyen-Âge et jusqu’aux Lumières un quasi-monopole sur cette culture en Europe en lien avec les grands centres drapiers, même si dès Louis XIV (1638-1715) des essais furent tentés en France à la demande Colbert (1619-1683). Finalement, au milieu du XVIIIe siècle un agronome arménien, Hovannès Althounian dit Jean Althen (1709-1774)9 initia dès 1737 de nouveau essais de cultures à Saint-Chamond, puis à compter de 1760 avec plus de succès dans le Comtat Venaissin (Drôme et Vaucluse actuels).


Racines et poudre de garance ; mémoire sur la culture de la garance de Jean Athen, 1763 © www.lachezleswatts.com
Après la Révolution10, la culture se développa principalement dans le sud-est de la France et notamment dans le Vaucluse pour atteindre son maximum aux alentours de 186011. Pour mémoire, avant 1850, la culture de la garance connut un petit succès en Limagne12 alors très chanvrière aux alentours d’Aubière et de Sarliève, au sud de Clermont-Ferrand, puis fut remplacée par la betterave sucrière. La culture était assez complexe et nécessitait 3 ans avant la récolte : les sols devaient être travaillés avec une bêche spéciale étroite, plate ou à 3 dents, le louchet, sur 50 cm de profondeur avant les semis qui avaient lieu en mars ; ils étaient fertilisés avec des tourteaux de graines oléagineuses provenant des huileries de Marseille ; les sarclages d’adventices devaient être fréquents pour entretenir les cultures ; le feuillage constituait un fourrage de qualité ; la récolte des rhizomes se faisait en automne de la troisième année de culture au louchet, plus rarement avec des charrues tirés par des attelages de 12 à 20 chevaux, et atteignait environ 3 tonnes par hectare ; celle-ci était ensuite coupée et broyée dans des moulins locaux à pierre pour donner la poudre de teinture.
En 1823, un chimiste et industriel lillois, Frédéric Kuhlman (1803-1881) commença sérieusement à étudier la plante et publia plusieurs documents sur sa chimie. En 1826, deux autres chimistes français Jean-Jacques Colin (1784-1865) et Pierre-Jean Robiquet (1780-1840) réussirent à isoler l’alizarine rouge et la purpurine qui s’affadit plus rapidement à partir de poudres de racines de garances. En 1869, deux chimistes allemands Carl Graebe (1841=1927) et Carl Libermann (1842-1914) employés chez BSAF synthétisèrent l’alizarine artificielle qui fut brevetée13, puis produite industriellement dès 1871, pour moins de la moitié du coût d’une production au champ donnant un coup d’arrêt aux cultures de la garance. Vers 1880, pratiquement toutes les garancières avaient disparu en Europe, puis très vite ailleurs.
En complément de cette histoire, notons que la garance des teinturiers a longtemps été aussi exploitée pour ses vertus médicinales, notamment pour ses propriétés diurétiques afin d’éliminer les calculs rénaux ou biliaires. Toutefois, elle n’est plus autorisée en herboristerie européenne depuis 2011 en raison des irritations de l’intestin qu’elle provoque. La prise interne de racine de garance peut aussi être la cause d’avortements et de fausses-couches.
Toutefois, diverses études pharmacologiques récentes14 d’extraits de garance ont montré des résultats significatifs dans la diminution du poids corporel, l’amélioration du profil lipidique, la normalisation de l’hyperglycémie, de la résistance à l’insuline, de l’hyperinsulinisme et une amélioration du tissu hépatique chez des diabétiques de type II ainsi que des propriétés antimicrobiennes et anticancéreuses.
L’avenir nous dira si ces nouvelles pistes de médicaments ouvrent la porte à un renouveau de la culture de garance des teinturiers.
Alain Bonjean, 123e article
Orcines, le 23 janvier 2023
Mots-clefs : garance des teinturiers, Rubia tinctorum, Rubia peregrina, Rubia spp., Rubiacée, plante tinctoriale, teinture, alizarine, purpurine, plante médicinale, fourrage
1 – Si le ministre de la guerre Alphonse Marie Messimy prend la décision de changer l’uniforme français -pantalon rouge, veste longue bleu roi, képi rouge, par décret le 27 juillet 1914, un jour avant l’entrée en guerre, ce ne sera effectivement qu’au 1er juin 1915 que la France abandonnera l’uniforme garance pour le remplacer par un plus discret, bleu horizon.
2 – Rubia tinctorum – synthese – eFlore – Tela Botanica (tela-botanica.org) ; Garance des teinturiers | Le guide des plantations
3 – Rubia tinctorum a source of natural dyes: agronomic evaluation, quantitative analysis of alizarin and industrial assays – ScienceDirect
4 – Sun C. et al. (2016). Optical and electrical properties of purpurin and alizarin complexone as sensitizers for dye-sensitized solar cells. J. of Materials Sciences: Materials in electronics, 27. DOI: 10.1007/s10854-016-4799-4
5 – Rubia peregrina L., 1753 – Garance voyageuse, Petite garance-Présentation (mnhn.fr) ; Rubia peregrina – synthese – eFlore – Tela Botanica (tela-botanica.org) ; Rubia peregrina – Garance voyageuse (quelleestcetteplante.fr) ; Rubia peregrina L. – Préservons la Nature (preservons-la-nature.fr) ; Rubia peregrina L.: A stress resistant weed – ScienceDirect ; Rubia peregrina L. (gbif.org)
6 – En effet il existe en Asie centrale d’autres espèces de garance. On trouve ainsi en Inde la garance indienne, Rubia cordifolia, cultivée historiquement pour ses racines riches en purpurine qui permettent de fabriquer un pigment rouge et toujours utilisée comme colorant pour les cheveux et comme plante médicinale ayurvédique et tibétaine. Elle est appelée manjishata en sanskrit. Il existe aussi une Rubia argyi en Asie de l’est (Chine, Japon).
7 – (99+) Potts 2022. On the history of madder (Rubia peregrina L., and Rubia tinctorum L.) in pre-modern Iran and the Caucasus. Asiatische Studien 76. | D.T. Potts – Academia.edu
8 – Plantes tinctoriales : une histoire majeure – Jardins de France ;
9 – L’histoire du kermès et de la garance – Passion Provence ; La garance, l’or rouge du Vaucluse et d’Althen des Paluds – (lachezleswatts.com)
10 – Lors de la Grande révolution, le nom de Garance fut donné au 23e jour du mois de Brumaire du calendrier républicain (13 novembre actuel) et devint un prénom féminin assez rare.
11 . Les statistiques officielles donnent 14 676 ha en 1840 et 20 548 ha en 1962, dont 9515 ha et 13 500 ha à ces deux dates dans Le Vaucluse. Althen-des-Paluds en était le principal marché local.
12 – http://cghaubiere.blogspot.fr/2014/07/cultures-industrielles-aubiere-19eme.html
13 – Un jour avant la découverte indépendante des mêmes substances par le chimiste anglais William Henry Perkin (1838-1907).
14 – Rubia tinctorum root extracts: chemical profile and management of type II diabetes mellitus – PubMed (nih.gov) ; (99+) Investigation Preliminary antimicrobial and anticancer properties: on Topic Rubia tinctorum plant by using Polydimethylsiloxane (CAR/PDMS | Advances in Applied NanoBio-Technologies AANBT – Academia.edu ; BIOLOGICAL ACTIVITIES AND CHEMICAL COMPOSITION OF Rubia tinctorum (L) ROOT AND AERIAL PART EXTRACTS THEREOF. | Semantic Scholar, Antifungal activity of Rubia tinctorum, Rhamnus frangula and Caloplaca cerina – ScienceDirect
Un beau prénom
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