L’origine des variétés de pays espagnoles de blé dur et d’olivier d’après l’analyse de leurs structures génétiques et les données historiques

Un grand merci à mes collègues et amis Fernando Martínez-Moreno, José Ramón Guzmán-Álvarez, Concepción Muñoz Díez et Pilar Rallo du Département d’Agronomie de l’Université de Séville, 41013 Séville, Espagne, qui m’adressent cet article sur les variétés de pays de blé dur et d’olivier de leur pays.
Alain Bonjean

Variétés de pays de blé dur Raspinegro et d’OlivierLechin de Sevilla ©AnNvarro ; ©V.Sophie


Le blé dur (Triticum turgidum L. subsp. durum (Desf.) Husn.) est une culture céréalière annuelle et auto-pollinisée (figure 1). La plupart des variétés espagnoles sont de type printemps et peuvent être semées à l’automne dans les régions de climat méditerranéen où cette culture est bien adaptée. En fait, la culture elle-même est, on le sait, originaire du Levant méditerranéen. En outre, la qualité du grain s’améliore dans des conditions de maturité sèche et chaude, en particulier sa vitrosité, ce qui augmente le rendement de la semoule, la matière première des pâtes et du couscous. L’olivier d’Espagne (Olea europaea L. ssp. europaea var. sativa) est un arbre auto-incompatible dont les fruits sont riches en huile de haute qualité, c’est-à-dire en huile d’olive (figure 2). Il est également bien adapté au climat méditerranéen et a été décrit comme une culture tolérante à la sécheresse et à la chaleur.

Ces deux cultures ont été fondamentales pour comprendre l’agriculture du sud et de l’est de l’Espagne, spécialement dans la région méridionale de l’Andalousie, et en particulier au long de la vallée du Guadalquivir (qui comprend les provinces de Jaén, Cordoue et Séville). En 1898, il y avait 770 000 ha de blé dur et 1 092 300 ha d’oliviers (figure 3). Aujourd’hui, l’Espagne est le plus grand producteur d’huile d’olive au monde, et environ 2 700 000 ha sont consacrés à cette culture, tandis qu’environ 210 000 ha de blé dur sont semés chaque année dans le pays (2021/22). Les deux cultures présentent une grande diversité de variétés de pays. Certaines de ces variétés de blé dur étaient Rubio (littéralement « blond »), Raspinegro (« barbes noires ») ou Recio (« dur, robuste »). En ce qui concerne l’olivier, la répartition régionale et provinciale était plus claire. Ainsi, Lechin et Manzanilla de Séville étaient les principales variétés locales dans la province de Séville; Hojiblanca et Picual étaient majoritaires à Cordoue; Picual à Jaén; Aloreña et Verdial de Málaga à Malaga; Cornicabra à Ciudad Real et Toledo; Arbequina à Lleida; Empeltre dans les îles Baléares, etc. (Figure 4). Certaines de ces variétés de pays (par exemple, Picual, Arbequina, Hojiblanca) sont encore largement cultivées.

Figure 1. Parcelles d’expérimentation à Escacena (Huelva) comparant un cultivar actuel (à gauche) et une variété de pays (à droite) de blé dur. Notez les différences de hauteur et de précocité.


Figure 2. Quelques-unes des principales variétés de pays d’oliviers espagnols : (a) Arbequina; (b) Blanqueta; (c) Cornicabra; (d) Gordal Sevillana; (e) Manzanilla de Sevilla; (f) Picual. Avec l’autorisation de Grupo UCOLIVO (Université de Cordoue).


Figure 3. Provinces cultivant majoritairement le blé dur (a) et l’olivier (b) en Espagne en 1898.



Figure 4. Principales variétés de pays de blé dur (a) et d’olivier (b) cultivés en Espagne en 1898.


Méthodologie
Pour cette étude, plusieurs articles scientifiques portant sur le génotypage des variétés de pays espagnoles de ces deux cultures avec des marqueurs ADN (SSR, SNP, etc.) ont été consultés. Dans ces articles, des logiciels appropriés tel Structure ont été appliqués pour analyser la structure génétique de ces variétés locales, pour repérer les relations entre les groupes et pour représenter un dendrogramme des groupe ancestraux.

Résultats concernant le blé dur
Le blé dur était une culture importante en Espagne durant les périodes romaines et islamiques. Dans le livre du XIXe siècle « Los trigos de la Ceres Hispanica » des botanistes espagnols M. Lagasca et S.R. Clemente, la répartition des principales espèces de blé d’Espagne est clairement décrite, incluant celle blé dur qui abondait en Andalousie, Murcie et Valence. La principale utilisation de la farine de blé dur, c.-à-d. la semoule, était la fabrication du pain, bien que l’« alcuzcuz » (couscous) et surtout les « fideos » (nouilles courtes) fussent également des aliments populaires.

Pour comprendre la circulation des grains de blé dur (et du blé en général) dans le bassin méditerranéen, il est important de comprendre le concept de « saca » (à emporter) et de « trigos de la mar » (blés marins). Les villages ou les emplacements disposant d’un surplus de grain bénéficiaient d’un droit (accordé par le pouvoir public) de vente de ce grain. Dans les situations de déficit céréalier (par ex., une sécheresse), l’interdiction de la « saca » était proclamé. Lorsqu’un lieu, surtout de la côte, manquait de grain de blé, les « trigos de la mar » pouvaient être importés par bateaux. Les importations de blé de Sicile et d’Oran (dans l’actuelle Algérie) à partir des ports espagnols de Palma de Majorque, Valence ou Séville ont été particulièrement importantes. Les principales causes d’un déficit de blé dans une région espagnole provenaient des sécheresses, bien que le criquet, la carie commune ou même les inondations des champs aient également été mentionnés. Des raisons commerciales telles que des prix bas dans la région d’origine constituaient une autre raison.

Dans une étude portant sur 172 marqueurs SSR, Soriano et al. (2016) ont trouvé quatre groupes génétiques cohérents dans les variétés de pays du bassin méditerranéen. Les variétés espagnoles y sont regroupées dans le groupe du Bassin méditerranéen occidental, avec les variétés de pays du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie, de la France et de l’Italie. Par conséquent, il y avait une circulation de ces variétés au sein de ce groupe (figure 5A).

Plusieurs situations pouvaient aboutir à l’établissement d’une variété de pays de blé dur :
– Situation 1. Dans une région, par exemple, une sécheresse survenait, entraînant un déficit de blé, empêchant les habitants de semer leur blé la saison prochaine. Dans ce cas du grain de blé devait être importé d’une « saca » (intérieur des terres) ou d’un « trigo de la mar » (p. ex., de la Sicile ou d’Oran).
– Situation 2. Une partie du blé pouvait être semée, mais ce n’était pas suffisant. Par conséquent, de la semence devait être importée de l’une des deux sources citées (« saca » ou « trigo de la mar »), laissant place à un mélange à deux génotypes.
Situation 3. Une partie du grain de blé peut être semée, mais ce n’était pas suffisant. Si la semence importée provenait de deux sources différentes (« saca » et « trigo de la mar »), un mélange à trois génotypes en résultait.

Et des situations plus complexes pouvaient se produire, qui expliquent le mélange des génotypes des variétés de pays qui sont conservées dans les banques de semences espagnoles.

En ce qui concerne les regroupements des variétés de pays en Espagne, aucune liaison claire n’a été observée. C’était prévisible, car une quantité importante de semences (~100-120 kg/ha) était nécessaire pour obtenir environ 500 kg/ha de grain. Parfois, la « saca » et le « trigo de la mar » compensent le manque de semences, mais aboutissaient finalement à un mélange de génotypes qui circulait ensuite dans tout le pays jusqu’à l’endroit où l’apport de semence était nécessaire. Les variétés de blé dur espagnoles proviennent ainsi d’une circulation constante de génotypes entre l’Espagne et la région méditerranéenne occidentale (par exemple, la Sicile et Oran), et dans de régions de l’est et du sud du pays, en particulier entre les XIVe et XIXe siècles.

Résultats concernant l’olivier

En ce qui concerne le regroupement génétique des oliviers du Bassin méditerranéen, Diez et al. (2015) ont observé trois groupes, nommés Q1, Q2 et Q3. Q1 représente les variétés de pays d’oliviers du Bassin méditerranéen occidental; Q2, celles du Bassin méditerranéen central; et Q3, celles du Bassin méditerranéen oriental (le Levant), la région d’origine de la culture. Les groupes Q1 et le Q3 étaient étroitement liés, tandis que les variétés de pays du Q2 (par exemple, celles d’Italie) formaient un mélange génétique avec des oléastres locaux. Un croisement naturel entre des variétés locales d’oliviers cultivés et des oléastres locaux pourrait être plausible, tandis que des chercheurs plus aventureux ont même proposé un événement de domestication mineur et indépendant dans cette région. Cependant, cette hypothèse est toujours en débat.

Fait intéressant, les groupes Q1 et Q2 apparaissent en Espagne clairement différenciés; Q1 dans le sud (avec des variétés telle que Picual), et Q2 dans l’est (avec des variétés comme Arbequina). En quelque sorte, la répartition géographique des variétés de pays ressemblait à une carte historique de l’Espagne du Moyen-Âge et la période moderne. Les variétés Q1 provenaient du sud de l’ancien royaume de Castille (Andalousie), tandis que les variétés Q2 étaient issues de l’ancien royaume d’Aragon (à l’est). Les deux royaumes ont fusionné en 1492 pour former l’Espagne moderne, mais ils avaient leurs propres règlements et lois, jusqu’au début du XVIIIe siècle (Figure 5B et 5C). En outre, la plupart des variétés de pays d’Amérique (Californie, Mexique, Chili, Argentine, etc.) ont montré une ascendance commune avec celles du sud de l’Espagne (Q1), prouvant que c’était le royaume de Castille qui a effectué la colonisation et le commerce avec l’Amérique (en particulier de Séville) du XVe au XVIIIe siècles. Par ailleurs, le royaume d’Aragon contrôlait la Sardaigne, la Sicile et le sud de l’Italie (royaume de Naples).

La plantation d’oliviers était un travail lent et laborieux. De grandes propagules, telles que des boutures de bois dur et des drageons prélevés dans la partie basale des vieux troncs, ont été utilisées pour la plantation. Un moyen plus rapide d’obtenir une oliveraie était de greffer de petites branches d’un olivier sur des oléastres ou sur d’autres oliviers.


Figure 5. (A) Analyse de la structure génétique d’une population de 192 génotypes de blé dur du pourtour méditerranéen avec quatre groupes (représentés chacun par une couleur) et répartition géographique des groupes. (B) Carte indiquant le groupe coloré de 289 cultivars d’olive, chaque couleur représentant les trois pools de gènes différents, comme inféré par Structure. Les olives sauvages sont également colorées selon l’origine géographique et le patrimoine génétique. (C) Les proportions d’ascendance des cultivars d’olives et des olives sauvages selon Structure pour K = 5 subdivisions. L’origine géographique ainsi que le statut putatif des échantillons (cultivés ou sauvages) sont précisés. Est M = Bassin méditerranéen oriental ; Centre M = Bassin méditerranéen central ; Ouest M = Bassin méditerranéen occidental ; * désigne l’Amérique.



Par conséquent, l’extension de la culture était lente et à assez courte distance. Ceci, associé à la longévité élevée de l’arbre, explique la faible circulation des variétés locales et la nette distinction entre le sud et l’est. Les variétés de pays Q2 ont pu provenir d’Italie, en plusieurs vagues, notamment à l’époque de l’Empire romain, mais aussi lors la Renaissance quand la Sicile et le royaume de Naples étaient sous contrôle espagnol. Les variétés de pays du sud du Q2 sont très probablement originaires d’Afrique du Nord, en lien avec l’époque de l’expansion islamique (8-11ème siècles). La sécheresse et le gel ont constitué les agents les plus fréquents pour le remplacement de l’olivier. Il est intéressant de noter que les gelées, qui étaient fréquentes pendant le Petit âge glaciaire du Moyen Âge, apparaissent à plusieurs reprises dans les rares événements de circulation de matériel végétal de l’olivier. La raison en est que tous les villages en Espagne voulaient avoir de l’huile d’olive et des olives pour se nourrir, aussi a-t-on planté des oliviers dans de nombreux villages du centre et du nord du pays. Cela a induit une sélection des génotypes les plus tolérants au gel, tel qu’Arbequina.

Conclusion

Ces deux cultures ont eu des modèles différents de circulation du matériel végétal.
Dans le cas du blé dur, où le taux de semis était élevé, le manque récurrent de semences dans certaines régions d’Espagne a rendu nécessaire l’acquisition de nouvelles semences d’origine voisine ou plus lointaine, qui peuvent avoir appartenu à un génotype différent, donnant lieu à des changements génétiques dans les populations de variétés de pays.
Chez l’olivier, la longévité et la grande taille du matériel de propagation ont causé une circulation beaucoup plus lente du matériel végétal, conduisant à ls persistance dans une certaine zone sur une longue période.



Fernando Martínez-Moreno, José Ramón Guzmán-Álvarez,
Concepción Muñoz Díez et Pilar Rallo, 167
e article
Séville, le 1er avril 2024


Mots-clefs : blé dur, Triticum turgidum subsp. Durum, olivier, Olea europaea ssp. europaea var. Sativa, variétés de pays, Espagne, origine, diffusion, structure génétique, histoire


Bibliographie restreinte
Diez, C.M., Trujillo, I., Martinez-Urdiroz, N., Barranco, D., Rallo, L., Marfil, P., Gaut, B.S. Olive domestication and diversification in the Mediterranean Basin. New Phytol. 2015. 206(1): 436-447. https://doi.org/10.1111/nph.13181
Guzmán Álvarez, J.R. El Palimpsesto Cultivado. Historia de los Paisajes del Olivar Andaluz. Junta de Andalucía, Sevilla, España, 2004. https://www.juntadeandalucia.es/export/drupaljda/1337165052El_Palimpsesto_cultivado.pdf
Martínez-Moreno, F., Guzmán-Álvarez, J.R., Díez, C.M., Rallo, P. The Origin of Spanish Durum Wheat and Olive Tree Landraces Based on Genetic Structure Analysis and Historical Records. Agronomy 2023, 13, 1608. https://doi.org/10.3390/agronomy13061608
Pascual, L., Ruiz, M., López-Fernández, M. et al. Genomic analysis of Spanish wheat landraces reveals their variability and potential for breeding. BMC Genomics 21, 122 (2020). https://doi.org/10.1186/s12864-020-6536-x
Soriano, J.M., Villegas, D., Aranzana, M.J., García del Moral, L.F., Royo, C. (2016) Genetic structure of modern durum wheat cultivars and Mediterranean landraces matches with their agronomic performance. PLoS ONE 11(8), e0160983. https://doi.org/doi:10.1371/journal.pone.0160983

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