La patate douce, un OGM naturel fort apprécié

Partout dans le monde, la patate douce (Ipomoea1 batatas (L.) Lam., 1793) est à la mode depuis les années 2000 (allemand : Battate, Süßkartoffel ; américain/anglais : sweet potato, sweetpotato, yam ; arabe : batatan hulwatan ; caribéen : mabi ; chinois : fan shu, gan shu ; cubain : aje ; espagnol : batata, boniato, moniato ; inca : kumar ; italien : batata, patata americana ; japonais : kara-imo, satsuma-imo ; javanais : ubi jalar ; malais : keledek ; mexicain : ajes ; nahuatl : camotli ; philippin : kamote ; portugais : batata doce ; polynésien : kuumula, gumula, uala, umala, uwala ; quechua : camote ; russe : sladkaya kartoshka ; vietnamien : khoai lang ; xhoza : izambane, eliswiti ; zoulou : ubhaya). Elle est désormais le troisième tubercule le plus cultivé de la planète avec près de 89 millions de tonnes produits en 2021 derrière la pomme de terre (376 millions de tonnes récoltés la même année) et le manioc (250 millions de tonnes) et devant l’igname (54 millions de tonnes) et le taro (12 millions de tonnes). Ce légume appartient àla famille des Convolvulacées qui comprend une soixantaine de genres et près de 2000 espèces : il en estla seule espèce de culture d’importance majeure.

Culture de patate douce, Yulin, Shaanxi, Chine, juillet 2019, ©AlainBonjean ; fleur ©koroninovazahrada.sk ; plante et tubercules ©laforetcomestible 

Cette herbacée vivace2 très polymorphe fait partie du taxon intergénérique Ipomoea ser. Batatas qui regroupe 14 espèces originaires d’Amérique tropicale (sauf une) formant une série polyploïde allant de 2n = 30 à 90 chromosomes. C’est une espèce auto-allo-hexaploïde (2n = 6x = 90, rarement 2n = 4x =60)3 cultivée combinant 2 génomes B1 et B2 non homologues (B1B1B2B2B2B2 du fait de son hexaploïdie) d’une taille d’environ 1,662 milliard de paires de bases. Cette plante aux tiges rampantes volubiles de 3-5 m de long, porte des feuilles alternes, au long pétiole et au limbe à 5-7 lobes, plus ou moins dentés ou lobés, cordiformes. Ses fleurs à corolle soudée, de couleur blanche ou violette avec le cœur plus foncé, rose ou violet, sont rares sous nos climats. Elle est caractérisée par des tubercules de forme plus ou moins allongés, à la peau fine et à la chair un peu farineuse et légèrement sucrée qui rappelle la saveur de la châtaigne.Suivant la variété, la couleur de la peau peut être beige, brune, jaune, orange, rouge, violette. La chair du tubercule varie également du blanc au beige, jaune, orange, rouge, rose ou violet. Presque toutes les combinaisons de peau et de chair peuvent se rencontrer.

Deux centres de domestication apparents de la patate douce ©Roullier et al., 20134


La patate douce possède une origine américaine complexe dont certains détails restent encore à préciser. Elle dérive apparemment de formes hexaploïdes d’I. trifida5, ces dernières provenant d’hybridation d’I. trifida tétraploïdes et diploïdes sauvages. Les plus anciens restes archéologiques de cette plante ont été trouvés au Pérou et datent de 8 000 à 6 000 ans av. J.-C., mais il n’est pas certains qu’ils proviennent de plantes cultivées. Les premiers restes de tubercules cultivés certains proviennent quant à eux de la vallée de Casma dans l’ouest du Pérou et sont datés de 2 000 ans av. J.-C. La domestication de la patate douce paraît avoir eu lieu au moins à deux reprises donnant naissance à un groupe du Nord (Mexique et Amérique centrale) vers 4 500 av. J.-C. et à un groupe du Sud (nord-ouest de l’Amérique du Sud) vers 2 500 av. J.-C. qui ont ensuite été mélangés par échanges entre différents groupes amérindiens et puis d’une diffusion en mélange restreint vers lesAntilles6.

Cette espèce possède une particularité qui pourra surprendre certains lecteurs : c’est un OGM naturel7. En effet, ce légume comporte deux séquences d’ADN bactérien provenant de l’ADN dit de Transfert (ADN-T) d’Agrobacterium dans son génome comportant respectivement 4 et 5 gènes fonctionnels et exprimées dans différents tissus de la plante. Ces séquences suggèrent qu’une infection par Agrobacterium a eu lieu au cours de l’évolution de cette plante. L’un des ADN-T est apparemment présent dans tous les clones de patate douce cultivés, mais pas chez les parents sauvages étroitement liés, ce qui suggère que l’ADN-T a fourni un caractère ou des caractères qui ont été sélectionnés très tôt en Amérique du Sud pour la domestication. En toute logique, si l’on prend en compte que la patate douce a été consommée sans dommage et plutôt à leur avantage par de très nombreuses générations d’humains depuis des millénaires et l’est de plus en plus, les contradicteurs de la production d’OGMs, s’ils sont objectifs, devraient devant ces faits être ébranlés dans leurs convictions et réviser leurs positions d’objecteurs.


Diffusions précolombiennes et postcolombiennes de la patate douce en Océanie ©Roullier et al., 20138


La présence précolombienne de la patate douce en Océanie, avérée par les archéologues, a posé une question d’un autre ordre : d’où pouvait-elle bien provenir ? A ce jour deux théories s‘affrontent !
– Selon la première9 qui s’appuie essentiellement sur des preuves archéologiques (fragments de tubercules des îles Cook du Sud, à Rapa Nui entre 1200 et 1300, à Hawaï entre 1290 et 1540, en Nouvelle-Zélande entre 1300 et 1400 ; à noter que vers 1600, les cultivars traditionnels polynésiens ont été remplacés par des variétés plus productives d’Amériques; idem au début du XIXe en Nouvelle-Zélande) et des preuves linguistiques (proximité des termes kuumula, gumula, uala, umala, uwala en divers langages polynésiens), des contacts sporadiques auraient eu lieu par voie maritime dès le Xe siècle entre des individus d’Océanie et d’Amérique du Sud.
– Selon la seconde10, une dispersion non humaine (vent, eau, oiseaux) très ancienne, de l’ordre de 100 000 ans, de précurseurs sauvages de la patate douce aurait eu lieu d’Amérique du Sud vers l’Océanie ; une variété de patate douce collectée par Cook en 1769 aurait donné depuis une signature moléculaire unique pouvant signaler une autre domestication (?).


Illustration de patate douce d’Amérique du Nord C. 184-3-1846 ©BiodiversityHeritage Library

Au terme de son premier voyage en Amérique, Christophe Colomb a introduit la patate douce en 1493 en Espagne. Durant les XVIe et XVIIe siècles11, les Portugais ont transféré des tubercules en Chine (1563, 1594), en Inde (au plus tard en 1605) et au Japon (1608) et les Espagnols aux Philippines (c. 1550). Leurs traces de cultures plus anciennes en Amérique du Nord remontent à 1648 en Virginie et 1764 en Nouvelle Angleterre12. Selon la Société Nationale d’Horticulture de France, la patate douce n’aurait été introduite en France que vers 175013.

Actuellement, cette géophyte pérenne est surtout cultivée comme annuelle entre 0 et 2000 m d’altitude, voire plus. Elle est très plastique au point de vue édaphique comme climatique acceptant divers types de sols, pourvu qu’ils soient meubles, perméables et sans excès d’azote ainsi que des températures allant de 13 à 31°C. La multiplication se fait par tubercules, fragments ou rejets de ces derniers, ou par boutures. L’espèce offre une bonne tolérance à la sécheresse comme à la salinité. Les variétés les plus précoces ont un cycle de 3-4 mois, les plus tardives 6-7 mois.


Pays producteurs de patate douce en 2021 ©FAO-OWiD

La Chine, qui en a fait ironiquement son « légume révolutionnaire » du temps du Maoïsme parce qu’il a sauvé de la faim des millions de Chinois, est de loin aujourd’hui le producteur mondial le plus important de ce légume (48 millions de tonnes ne 2021, soit 54% de la production mondiale), suivie de plusieurs pays africains sub-sahariens et asiatiques ainsi que des USA. La production de patate douce dans l’Union européenne14 est en constante augmentation depuis 2013, atteignant 46 000 tonnes en 2022. En dépit de cette tendance et malgré la présence de quelques producteurs spécialisés, la France15 dépend principalement d’importations d’Espagne, des Etats-Unis et d’Israël.

Divers types et coloris de tubercules ©sunriepsi

En matière de nutrition, même si ce fait est encore peu connu en Europe, il est vrai qu’en sus de ses tubercules la patate douce possède aussi des feuilles comestibles consommables comme des épinards.
C’est une bonne source d’hydrates de carbone (amidon) dont l’indice glycémique est inférieur à celui de la pomme de terre, de fibres, de microéléments (potassium, phosphore, calcium, fer, manganèse, zinc) et de vitamines (A, B-riboflavine et C). Par ailleurs, les patates douces à chair orange sont une source significative de carotène (précurseur de la vitamine A, importante pour la vision et limiter la mort des enfants avant 5 ans), tandis que les patates douces à chair violette sont riches en antioxydants facilement mobilisables.

Produits issus de la patate douce ©CIRAD ; bénéfices santé ©MKAlam, 202116


En médecine, feuilles et tubercules de cette espèce sont utilisés depuis des siècles dans les traitements traditionnels en Amériques, Afrique et Asie17.
De nombreuses études pharmacologiques récentes ont confirmé l’intérêt de la patate douce comme simple source de médicaments lié à la présence de plusieurs composés phytochimiques dans ses différents organes (anthocyanes, bêta-carotène, acides phénoliques, coumarines, triterpènes, sesquiterpénoïdes, flavonoïdes, glycosides, tanins, saponines, alcaloïdes, protéines de stockage comme la sporamine et l’ipomoéine, etc.)18.

Cet ensemble de qualités d’un légume à l’origine tropical intéressant déjà un très grand nombre de consommateurs, pourquoi n’éveillerait-il pas à l’occasion du changement climatique en cours un élan de sélection de cultivars européens?!


Alain Bonjean, 156e article
Orcines, le 21 décembre 2023

Mots-clefs : patate douce, Ipomoea batatas, Convolvulacée, plante alimentaire, plante potagère, légume-racine, légume-feuille, OGM naturel, plante médicinale, Amérique du sud et centrale, Océanie, Chine

1 – Ce genre comprend entre 600 et 700 espèces de plantes volubiles, de lianes, d’arbustes et d’arbres, dont plus de la moitié provient des Amériques.

2 – Vilmorin-Andrieux (1882, rééd. 1989). Les plantes potagères. Ed. 1920, 484-485 ; D. F. Austin (1987). The taxonomy, evolution and genetic diversity of sweet potatoes and related wild species, in: Exploration, maintenance and utilization of sweet potato genetic resources, in: Proceedings of the First Planning Conference, Lima, Peru, International Potato Center (CIP), 198, 27–59; J.R. Bohac et al. (1993). Discovery of wild tetraploid sweetpotatoes. Economic Botany 47, 2, 193-201 ; C.E. Cartabiano-Leite et al. (2020). Sweet potato (Ipomoea batatas L. Lam.) nutritional potential and social relevance: a review. International Journal of Engineering Research and Applications 10, 6, 23-40

3 – J. Yang et al. (2017). Haplotype-resolved sweet potato genome traces back its hexaploidization history. Nature Plants 3, 696-703

4 – C. Roullier et al. (2013). Disentangling the origins of cultivated sweet potato (Ipomoea batatas (L.) Lam. ). PLOS One https://doi.org/10.1371/journal.pone.0062707

5 – S. Srisuwan et al. (2006). The origin and evolution of sweet potato (Ipomoea batatas Lam.) and its wild relatives through the cytogenetic approaches. Plant Science 17, 3, 424-433

6 – Early dispersals of maize and other food plants into the Southern Caribbean and Northeastern South America – ScienceDirect

7 – T. Kyndt et al. (2015). The genome of cultivated sweet potato contains Agrobacterium T-DNAs with expressed genes: An example of a naturally transgenic food crop. Proc Natl Acad Sci U S A 112, 18, 5844-5849.

8 – C. Roullier et al. (2013). Historical collections reveal patterns of diffusion of sweet potato in Oceania obscured by modern plant movements and recombination. PNAS 10, 6, 2205-2210

9L’énigme de la patate douce : scénarios historiographiques dans le Pacifique (ird.fr) ; I.G. Barber, T.F.G. Higham (2021). Archaeological science meets Maori knowledge to model pre-Columbian sweet potato (Ipomoea batatas) dispersal to Polynesia’s southermost habitable margins. PLOS One, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0247643 ; G. Rossel et al. (1999-2000). From Latin America to Oceania: The historic dispersal of sweet potato re-examined using AFLP, CIP Program Report, 315–321 ; C. Roullier et al. (2013). Historical collections reveal patterns of diffusion of sweet potato in Oceania obscured by modern plant movements and recombination. PNAS 10, 6, 2205-2210 ; The Sweet Potato: Its Origin and Primitive Storage Practices on JSTOR ; Ex Oriente Lux: Amerindian Seafaring and Easter Island Contact Revisited | SpringerLink

10Enfin élucidée, l’origine de la patate douce éclaire l’histoire des Hommes (futura-sciences.com)

11The Sweet Potato: Its Origin and Dispersal on JSTOR ; C. Roullier et al. (2013). Historical collections reveal patterns of diffusion of sweet potato in Oceania obscured by modern plant movements and recombination. PNAS 10, 6, 2205-2210

12History of the Sweet Potato – Mystery Migration to Thanksgiving Staple – ManyEats

13Patate douce – Société Nationale d’Horticulture de France (snhf.org)

14La patate douce (fruitrop.com)

15Plébiscitée par les consommateurs, la patate douce s’ancre en France (ouest-france.fr)

16 – M. K. Alam (2021). A comprehensive review of sweet potato (Ipomoea batatas (L.) Lam): revisiting the associated benefits. Trends in Food Science & Technology 115, 512-529

17 Batata o Boniato, Ipomoea batatas | Descripción y Propiedades (fichasdeplantas.com)

18Microsoft Word – SP-14-2012Proof.doc (globalsciencebooks.info) ; Are Sweet Potatoes Good for Diabetes? (verywellhealth.com) ; Bioactive Compounds, Antioxidants, and Health Benefits of Sweet Potato Leaves – PMC (nih.gov) ; One Major Side Effect of Eating Sweet Potatoes, Says Science — Eat This Not That ; 18 Health Benefits of Sweet Potatoes (healthspectra.com)

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