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Réflexions autour du blé dur.

Mon ami Karim Ammar, sélectionneur blé dur du CIMMYT présentant ses essais variétaux, Ciudad Obregón, Mexique, mars 2009 – ©AlainBonjean

Comme son « neveu » le blé tendre (Triticum aestivum), le blé dur (Triticum turgidum subsp. durum (Desf.) Husn., 1899), parfois dit blé d’Afrique, (allemand : Glas-Weizen, Hart-Weizen, Hartweizen; anglais : durum wheat, pasta wheat ; catalan : blat compacte ; espagnol : trigo semolero ; italien : frumento duro, grano duro), est une céréale de la vaste famille des Poacées incontournable de notre alimentation. Son grain cultivé depuis le Néolithique, caractérisé par une amande dure et vitreuse et sa haute teneur en protéines, nous fournit des plats identitaires de certaines cultures tels boulghour (grain trempé, précuit, concassé grossièrement, traditionnel du Moyen-Orient), couscous (semoule de blé dur, servant à préparer des plats d’origine nord-africaine), freekeh (grain vert séché et rôti des cuisines arabes et turques) et pâtes alimentaires. Son gluten à bas poids moléculaire donne une bonne extensibilité de ses pâtes. Il nous offre également des pains peu levés1. Les blés durs déclassés et leurs issues sont utilisés en alimentation animale dans certains pays, tel l’Espagne ou la Grèce.

C’est une monocotylédone herbacée annuelle tétraploïde (2n = 4 x= 28 ; génome BBAA d’environ 12 Gb2) qui possède un système racinaire3 comprenant plusieurs racines primaires et un plus grand nombre de racines secondaires, parfois porteuses de mycorhizes arbusculaires4. Le blé dur talle, émettant des tiges ou chaumes élevés, dressés, raides. Les feuilles sont planes, vert clair à vert foncé. Les épis en bout de tiges sont gros, subtétragones ou cylindracés comprimés, denses à rachis non fragile. Les épillets sont allongés plus longs que larges, à 3 grains, généralement longuement aristés. Leurs glumes sont presque égales, oblongues, peu ventrues, carénées de la base au sommet, assez fort mucronées-aristées, plus courtes que les fleurs. La glumelle inférieure est caractéristique, munie d’une longue arête. Le grain nu est un caryopse libre, oblong, très dur, à cassure cornée, riche en protéines, en jaune (provitamine A) et en antioxydants.

Détails d’un épi : variété Athoris, obtention LG España, ©Semillas miluma ; variété Orrizonte, obtention F.lli Menzo, Italie, F.lli Menzo ; variété expérimentale CIMMYT de Karim Ammar, Yaqui valley, Mexique ©AlainBonjean ; détails de grains de la variété Arnautka, ©GreatLakesStaple Seeds

Cette espèce a été domestiquée en plusieurs étapes dans le Croissant fertile à partir de plusieurs populations de l’amidonnier sauvage (Triticum turgidum ssp. dicoccoides), aux épis à rachis fragile et grain vêtus. Dans un premier temps, voici environ 10 000 ans, l’amidonnier cultivé (Triticum turgidum spp. dicoccum) à épis à rachis solide et grain vêtu – facilitant sa récolte, est apparu. Il a formé au Levant 4 groupes de diversification durant sa diffusion au Néolithique et l’Ethiopie pourrait représenter un deuxième centre d’origine du blé dur, plutôt qu’un second site de domestication comme on le croyait précédemment5.Deux sous-espèces rares sont connues aux côté de l’amidonnier cultivés, Triticum karamyscheviietT. ispahanicum,ainsi qu’une apparemment disparue T. paleocolchicum. Ces blés vêtus ont été cultivés surtout durant 7 millénaires en Europe, nord de l’Afrique, Asie de l’Ouest jusqu’à l’Asie centrale. Ils restent relictuels surtout en Inde, mais aussi en Ethiopie, Yémen et quelques autres spots.
Voici 7500 à 6500 ans, ce groupe d’espèces primitives a évolué diverses espèces à épis à rachis solide et grain nu : le blé éthiopien (Triticum aethiopicum), le blé poulard (T. turgidum subp. turgidum) au grain moyennement vitreux, le blé de Galice (T. turgidum subp. polonicum) à long grain et glumes, le blé Khorasan (T. turgidum subp. turanicum) à gros grain, le blé de Perse (T. turgidum subp. carthlicum) peut-être issu d’un croisement amidonnier par blé tendre, tous plus ou moins relictuels, ainsi que le blé dur (Triticum turgidum subp. durum). Ce dernier au grain entièrement vitreux n’est devenu une culture céréalière dominante autour du Bassin Méditerranéen et au Proche-Moyen-Orient qu’il y a 2000 à 1500 ans, après que sa culture ait émergé au milieu du IVe siècle av. J.-C en Grèce et en Egypte (probablement suite à la conquête de ce pays africain en 332 av. J.-C. par Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.).

Carte des zones de production actuelles du blé dur – Source : CIMMYT

Du fait de son adaptation originelle aux climats de type méditerranéens tempérés chauds et aux territoires semi-arides et de son adaptation tardive limitée à quelques zones plus nordiques, l’aire de répartition mondiale du blé dur est moindre que celle du blé tendre, même si certaines variétés ont été sélectionnées pour tolérer des climats tempérés froids. En valeur relative, ces surfaces planétaires sont en baisse par rapport à celles du blé tendre qui se sont accrues significativement. Il a été cultivé sur 13,5 millions d’hectares en 2020/21, soit pour 6,2% des surfaces et 4,3% des productions de l’ensemble des blés de par le monde6.

Années (source, FAO, CIMMYT)1850190019502000200520102020*/21**

Surfaces
(mil. ha)
Blé dur8,4114,8916,3315,8815,8813,6913,52*
Blé totaux51,5110,0189,4214,9221,7215,6219,0*
B. dur/autres16,3%13,5%8,6%7,4%7,2%6,4%6,2%*

Prod. (mil. t)
Blé dur



313434
Blé totaux



582655791
B. dur/autres



5,33%5,19%4,30%

Durant les années 1910-1940, la Russie a été le pays avec la surface la plus importante de blé dur avec autour de 6 millions d’hectares. Les surfaces de production ont aussi nettement reculés depuis 1945 du fait de la sécheresse au Proche-Orient, notamment en Turquie et en Syrie. Aujourd’hui, l’Union Européenne, le Canada, le Mexique et les Etats-Unis sont les principaux producteurs mondiaux tandis que les principaux importateurs sont l’Italie, la Turquie, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie.

Opérations de mouture du blé dur en semoulerie – ©INRAJAbécassis

Balance mondiale des utilisations de blé dur – source : CIC ; marché récent des semoules – Source – Market Research Future


Il existe deux groupes principaux de consommateurs de blé dur : les populations européennes et américaines utilisent presque exclusivement le blé dur pour produire des pâtes tandis que celles du Proche-Moyen Orient et d’Afrique du Nord emploient une moitié de leur consommation de blé dur pour produire des pains locaux et l’autre pour fabriquer du couscous, des pâtes et divers autres produits. De plus, dans le sud de l’Italie dans toute l’aire méditerranéenne, le blé dur est utilisé dans la formulation de divers types de pain. et En termes d’usages globaux, le blé dur continue d’avoir d’importants débouchés ethniques en alimentation humaine – boulgour, freekeh, couscous, pâtes italiennes, pains variés, etc. – et aussi quelques sorties limitées en alimentation animale. Selon Bulgur Market Outlook, le marché mondial du boulgour est estimé en 2023 autour de 1 262 millions de $ US et devrait croître de 4,5% durant la période 2023-2033. D’après Market Research Future, le marché mondial des semoules est également en hausse dans de nombreux pays. On assite en effet à l’élargissement de l’offre de ces produits ethniques de leurs zones traditionnelles de consommation vers de nouveaux marchés, surtout en Europe et en Amérique du Nord. La consommation des pâtes stable dans les pays développés jusqu’en 2019 en raison de la popularité des régimes à faible teneur en glucides s’est accrue durant la crise du Covid.

Malgré la baisse relative des cultures de blé dur par rapport à celles de blé tendre, je pense que la dynamique du blé dur perdurera dans les décennies à venir au niveau mondial en production comme en consommation du fait des usages ethniques précités des différents produits qui en sont issus. Issus de transformation industrielle simple, ils sont simples, nourrissants, sains, et recommandés dans certains régimes alimentaires (personnes souffrant de diabètes, à la teneur élevée en cholestérol, etc.) contrairement à nombre d’aliments hyper-transformés issus de certaines filières agroalimentaires. Ils sont ensuite relativement bon marché, faciles à préparer et accessibles à tous.

Principaux centres mondiaux de sélection en blé dur
CIMMYT, Obregon, Mexique
Agriculture and Agri-Food Canada’s, Swift Current, Canada
DBA/AGT (Australian Grain Technologies), NSW, Australie
ICARDA, Rabat, Maroc
IIWBR, Karnal, Inde
GIE blé dur (RAGT et Desprez, Panzani), France
Limagrain Europe, Cordoba, Espagne
Université de Nottingham, Leicestershire, Royaume-Uni
Semenciers publics et privés, Italie
Etc.

Même si la recherche et la sélection appliquées au blé dur bénéficie aujourd’hui de bien moindres budgets que le blé tendre, elle n’est pas sans bénéficier de certaines retombées de recherche essentiellement publiques ou parapubliques issues de ce dernier. Citons pour exemples la mise au point d’aliments fonctionnels à partir de nouvelles variétés de blé dur, naturellement riches en composés bioactifs, inspirée de résultats obtenus précédemment sur le blé tendre afin de répondre à la demande de consommateurs urbains soucieux de leur santé (ex., pâtes riches en amylose pour augmenter leur part d’amidons résistants, biscuits et nouilles créés à partir de blés durs mous, pâtes violettes provenant de blés durs plus riches en anthocyanes, etc.).

En notre époque de réchauffement climatique, alors que deux tiers de la consommation mondiale de blé dur a lieu autour du bassin méditerranéen dont les populations nord-africaines ne cessent d’augmenter, suggérer dès aujourd’hui un renforcement de l’effort de R&D sur le blé dur en Europe du Sud, et pourquoi pas à partir de la France, ferait sens, me semble-t-il pour trois raisons :
Offrir aux agriculteurs européens, et notamment français, une alternative rentable à certaines cultures de blé tendre dans des territoires où ce dernier souffre du fait de l’augmentation moyenne des températures ;
Renforcer les exportations de blé dur et de ses dérivés de l’Union européenne vers l’Afrique du Nord et le Proche-Moyen Orient, pour en nourrir et stabiliser les populations, tant que d’un point de vue concurrentiel la Russie ne dispose pas contrairement à l’Union Européenne d’une génétique blé dur aussi performante et qualitative qu’en blé tendre ;
Maintenir dans les mains des sélectionneurs européens un pool génétique essentiel pour créer des blés dits « synthétiques » (en recombinant des blés tétraploïdes avec des accessions d’Aegilops taushii7) et surtout des dérivés de ces synthétiques, que l’on sait particulièrement résilients à des stress biotiques et abiotiques – ce point concerne par nature autant la sélection de variétés-lignées pures que celle demain d’hybrides.

Idées à approfondir bien évidemment à plusieurs avant leur éventuelle mise en œuvre.

Alain Bonjean – 128e article
Orcines, le 15 mars 2023

Mots-clefs : céréale, Poacées, blé dur, Triticum turgidum subsp. durum, blé tétraploïde, blé à grain nu, origines, domestication, Croissant fertile, diffusion, marché mondial, alimentation, caryopse, grain vitreux, boulghour, couscous, freekeh, pâtes alimentaires, pains, réchauffement climatique, géopolitique, blés synthétiques, dérivés de blés synthétiques

1 – Contrairement au blé tendre, le blé dur ne contient pas naturellement le locus Glu-D1 essentiel pour la fabrication de pains de qualité. Toutefois des sélectionneurs travaillent à intégrer ce gène par croisement dans son génome – cf. Frontiers | Re-evolution of Durum Wheat by Introducing the Hardness and Glu-D1 Loci (frontiersin.org)

2Durum wheat genome – interomics ; Durum wheat genome highlights past domestication signatures and future improvement targets | Nature Genetics

3Etude du développement du système radiculaire du Blé. – Persée (persee.fr)

4(PDF) Arbuscular mycorrhizal symbiosis mitigates the negative effects of salinity on durum wheat (researchgate.net) ; Université de Montréal – Thèse et mémoire (core.ac.uk) ; P. de Vita et al. (2018). Genetic markers associated to arbuscular mycorrhizal colonization in durum wheat. Scientific Reports 8:40612

5Frontiers | Genetic Diversity within a Global Panel of Durum Wheat (Triticum durum) Landraces and Modern Germplasm Reveals the History of Alleles Exchange (frontiersin.org)

6 – Au XIXe siècle, il est estimé que les blés durs couvraient 14 à 16% des blés mondiaux, puis 7 à 9% entre 1950 et 2005, et 6-7% depuis.
Cf. F. Martinez-Moreno, K. Ammar, I. Solis (2022). Global Changes in Cultivated Area and Breeding Activities of Durum Wheat from 1800 to Date: A Historical Review. Agronomy 12, 1135, https://doi.org/10.3390/agronomy12051135/

7Exploitation d’une variabilité génétique nouvelle issue de blés synthétiques pour l’amélioration de la stabilité du rendement (fsov.org) ; (PDF) Synthetic Hexaploid Wheat: Yesterday, Today, and Tomorrow (researchgate.net) ; (99+) Yield of Synthetic-Derived Bread Wheat Under Varying Moisture Regimes | Naqib Khan – Academia.edu

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