Le datura stramoine, affreux sorcier déguisé en fleur.

S’il est une espèce controversée qui comporte une multitude de noms vernaculaires, c’est bien le datura stramoine (Datura stramonium L., 1753) dénommé aussi chasse-taupe, datura officinal, herbe au diable, herbe aux fous, herbe aux magiciens, herbe aux sorciers endormeuse, herbe-aux-taupes, herbe des sorciers, herbe du diable, herbe Jimson, pomme-épineuse, pomme poison, saute-moine, stramoine, stramoine commune, tête de hérisson, trompette de la mort, trompette des anges, trompette du jugement dernier (afrikaner : bloustinkolie, doringapple, gewone, makstinkblaar, olieblaarneut, umhlavuthwa, zaba-zaba ; ;allemand : Asthmakraut, Gemeiner Stechapfel, Gewöhnlicher Stechapfel, Teufelapfel, Thorn-apple ; anglais : apple of Peru, common thornapple, devil’s trumpet Jimpson weed, mad-apple, stramonium ; arabe : datoora, tatoora ; catalan : castanya talpera, estramont, figuera d’infern, herba talpera, talpera ; dzonka : dhaturo, nyangmo-throckchang ; espagnol : belladona del pobre, berenjena del diablo, cajon del diablo, chamisco, estramonio, manzana espinoza, peo de fraille ; grec : aγριοκαρυά, aγριομπάμια, aκανθόμηλον, bρωμόχορτο, Δατούρα η στραμώνιος, Διαολόχορτο, mαγιόχορτο, nτάτουλα, Πορδόχορτa, tάτλας, tάτουλα, tάτουλας, tατούρ, zορνές ; hollandais : doornapel ; indonésien : kecubung lutik, . kecubung wulung; italien : stramonio comune ; japonais : shirobanachosenasagao ; mandarin : 曼陀罗man tuo luo ; norvégien : piggeple ; polonais : bielun dziedzierzawa; portugais : estramonio, figueira do inferno, quinquilho ; portugais brésilien : bem casado, mata zombando, sia branca, zabunda ; russe : Дуpмaн oбыкнoвeнный, Дуpмaнвoнючий; sanskrit : umatta-virkshala).
Le vocable Datura viendrait du nom bengali indien धतूरा – dhattūra, nom qui aurait été latinisé dès 1563 dans un ouvrage du médecin et botaniste portugais Garcia de Orta (1501-1568) ; dhat en sanskrit signifie « piquer » en référence aux fruits piquants. Selon d’autres sources, ce nom pourrait provenir aussi du mot arabe tatorah signifiant « racine qui pique ». Quant au terme latin stramonium, il se traduit par « qui porte la colère, qui rend furieux ».


Plantes entières, Saint-Beauzire, Puy-de-Dôme, Juin 2023 ©AlainBonjean

Botaniquement, le datura stramoine appartient à la famille des Solanacées au même titre que, par exemples, l’aubergine, la morelle noire, la pomme de terre, le tabac ou la tomate. C’est une plante de lumière herbacée annuelle luxuriante à racine pivotante, haute de de 0,3 à 1,5 m de haut, rarement plus, à odeur fétide désagréable. Ses feuilles sont grandes, ovales-acuminées, fortement et inégalement sinuées-dentées à dents acuminées. La floraison a lieu en France de juillet à octobre. Ses fleurs solitaires sont grandes, longues de 6-10 cm, courtement pédonculées, blanches à violacées (D. stramonium f. tatula dont les tiges et les nervures des feuilles sont aussi violacées), odorantes, avec un calice vert pâle, long de 4-5 cm, égalant presque la moitié de la corolle, à lobes lancéolés, aigus. Le fruit est une capsule grosse comme une noix ou légèrement plus, dressée, ovoïde, chargée d’aiguillons robustes. Chaque plante peut produire jusqu’à 2000 semences dont la durée de vie dans le sol, même enfouies profondément, peut atteindre 30-40 ans, ce qui en fait une espèce très invasive1.


Fleur en début de floraison, Saint-Beauzire, Puy-de-Dôme, Juin 2023 ©AlainBonjean


Fleur plus avancée, Betz-le-Château, Indre-et-Loire, août 2018 ©TelaBotanica-AFlandrin ; fleur type tatula, La Celle-sur-Loire, Nièvre, septembre 1993 ©TelaBotanica-L.Roubaudi ; fruit et graines, Passy, Haute-Savoie ©TelaBotanica-JLCheype


L’origine de l’espèce a longtemps été controversée du fait de traductions discutables de textes de l’Antiquité et aux interprétations consécutives de divers chercheurs tels Antonio Bertolini (1775-1869), William Darlington (1782-1863) ou Alphonse de Candolle (1806-1893) qui considéraient son origine comme eurasiatique. Suite aux études taxonomiques de Symon et Haegi2, on s’accorde aujourd’hui que les Datura sont originaires d’Amérique centrale et du sud-ouest des Etats-Unis, voire des Caraïbes et qu’ils ont été introduits comme plantes ornementales et médicinales sur le Vieux continent par les Européens après la conquête de l’Amérique.
Une énigme subsiste pourtant : au sud de l’Inde, la fleur d’unmattam (dhattura) orne de nombreuses représentations artistiques religieuses et appartient à l’iconographie de Shiva. On retrouve sa présence dans des ouvrages de médecine ayurvédique du Ve et VIe siècles, laquelle pourrait s’expliquer par des transports de graines via des courants marins trans-Pacifique ou de très anciennes migrations humaines limitées et mal connues3

Reste qu’aujourd’hui, le datura stramoine est naturalisé dans une grande partie des régions tempérées et tropicales de la planète et commun en Europe. Les premières références écrites de l’espèce en France datent de 1785 dans le département du Rhône4. La Flore d’Auvergne de 1795 indique qu’on trouve la plante « dans les environs de Clermont, à fleur blanche et à fleur violette »5. C’est une adventice rudérale, nitrophile à croissance rapide des champs cultivés – notamment des cultures de printemps, qui est présente également dans les terrains vagues, les friches et en bordures des routes.


Carte de distribution du datura : en vert, zone native, en violet, introductions historiques ©KewGarden6


Toutes les parties du datura stramoine hors la partie florale contiennent des alcaloïdes tropaniques à environ 0,2 à 0,5%, tandis que la fleur et le fruit peut en contenir plus de 0,6%., ce qui en fait une plante toxique dangereuse.
Plus de 60 alcaloïdes sont connus7 dont la biosynthèse provient en grande partie des racines, les trois plus importants étant l’hyoscyamine, l’atropine qui est son isomère optique, et la scopolamine. Ces trois molécules que l’on retrouve en Europe dans deux autres Solanacées, la belladone (Atropa belladona) et la jusquiame noire (Hyoscyanus niger), sont des parasympatholytiques, c’est-à-dire des corps chimiques ayant une action antagoniste sur le système nerveux parasympathique.


Atropine, hyoscyamine et scopolamine ©WIK.


Les effets principaux de l’atropine sont le tarissement de toutes les sécrétions du corps et un relâchement es fibres musculaires des bronches et au niveau uro-intestinal, une augmentation du rythme cardiaque, une augmentation de la pression oculaire et une dilatation de la pupille, accompagnés de troubles oculaires. A dose élevée, le système nerveux central est fortement perturbé – il entraîne un délire atropinique avec agitation, confusion, hallucination, etc. L’hyoscyamine est également excitante. La scopolamine a essentiellement une action sédative hypnotique et amnésiante sur le système nerveux central, qui peut s’avérer très incapacitante. Les sujets intoxiqués par la combinaison de ces molécules sont très perturbé : sensations d’ivresse et de vertige, perception du temps et de l’espaces modifiés, hallucinations visuelles, tactiles et auditives, troubles de la parole et amnésie, etc. Ces malaises peuvent entraîner la mort chez l’homme comme chez divers animaux – selon Bayer, un pied de datura par 25 m2 peut provoquer des intoxications aiguës, voire mortelles de bovins via l’ensilage de maïs.


Toxicité du datura pour les animaux ©Agridea

Son profil biochimique explique que le datura stramoine ait longtemps été utilisé lors de rituels religieux, magiques ou de sorcellerie pour provoquer des transes, des hallucinations et des sensations de lévitation déconnectées du réel – à cet effet, le datura se consomme principalement par voie orale sous forme décoction de feuilles ou de graines ; les feuilles peuvent aussi être ingérées seules ou fumées. Il est encore traditionnellement employé comme « endormeur » dans certaines régions du monde (Asie, Amérique centrale surtout), du fait de sa teneur en scopolamine qui rend des victimes incapables de se défendre avant de les dévaliser ou de les tuer.
Aujourd’hui, en Europe outre les intoxications par graines criminelles ou se voulant festives par de jeunes adultes en mélange par exemple avec du haschich ou du cidre8, des cas d’intoxication surviennent par accidents9 ou confusion avec des plantes comestibles en zones rurales ou périurbaines tels les arroches, les épinards ou les tétragones cornues, souvent à des stades jeunes10. L’espèce reste légale en France et son commerce comme ornementale est autorisé. Toutefois, la vente de datura en tant que plante stupéfiante est passible de 75 000 € et de 5 ans d’emprisonnement11.

Si en France, toute utilisation médicale du datura stramoine est désormais interdite, cela n’a pas toujours été le cas puisque jusque dans les années 1990, il existait en pharmacie des cigarette au datura comme antispasmodique, pour traiter l’asthme et les névralgies. Certains pays comme l’Inde et le Pakistan continuent d’ailleurs d’utiliser des métabolites secondaires du datura stramoine comme sources de médications12 ou d’insecticide naturel13.
Continuons néanmoins de nous méfier du datura stramoine en agriculture !

Alain Bonjean, 141e article
Orcines, le 20 juillet 2023


Mots-clefs : Datura stramoine, Datura stramonium, Solanacée, herbacée, annuelle, Amérique centrale, sud-ouest des USA et Caraïbes, plante invasive, adventice, nitrophile, plante toxique, alcaloïdes tropaniques, atropine, hyoscyamine, scopolamine, plante médicinale, plante ornementale, rituels

1Microsoft Word – couverture agriculture bio.doc (agridea.ch)

2 – D. Symon, L. Haegi (1991). Datura (Solanaceae) is a New World genus. Royal Botanic Gardens Kew and Linnean Society of London, vol. Solanaceae III, 197-210.

3 – J.L. Sorenson and C. L. Johannessen (2009). World trade and biological exchanges before 1492. iUniverse, 593 p.

4 – OFB & UICN France (2020). Datura stramonium. Base d’information sur les espèces exotiques envahissantes. Centre de ressources. Espèces exotiques envahissantes. UICN France et Office français de la biodiversité, 4 pp.

5 – A. Delarbre (1795). Flore d’Auvergne ou recueil des plantes de cette ci-devant province. Ed. B. Beauvert et L. Dechamps, 9 p 73.

6Datura stramonium L. | Plants of the World Online | Kew Science

7 – S. Berkov et al. (2005). Ontogenic variation of the tropane alkaloids in Datura stramonium. Biochemical Systematics and Ecology 33, 1017-1029.

8 – En Bretagne, certains se vantent des propriétés hallucinogènes du « jilgré », c’est-à-dire du cidre dans lequel ils ont fait macérer des graines de datura.
P. Prado (2004). Le jilgré (Datura stramonium). Une plante hallucinogène, marqueur territorial en Bretagne morbihannaise. Ethnologie française XXXIV, 3, 453-461.

9Pourquoi et comment le datura contamine-t-il les denrées alimentaires ? | INRAE ;

10 – C. Schmitt et al. (2012). Intoxication accidentelle sévère après ingestion de feuilles de Datura stramonium, à propos d’un cas collectif. Ann. Fr. Med. Urgence 2, 121-124 ; A. Rachid et al. (2013). Intoxication au Datura stramonium chez l’enfant.Ann. Toxicol. Anal. 25, 4, 191-193 ; https://www.inrae.infrawan.fr/acyaulites/datura-plante-hauts-risques/

11Le dico des drogues – Datura – Drogues Info Service (drogues-info-service.fr)

12 – A. Sayyed, M. Shah (2014). Phytochemistry, pharmacological and traditional uses of Datura stramonium L. review. Journal of Pharmacognosy and Phytochemistry 2, 5, 123-125 ; L.R. Singh, O.M. Singh (2013). Datura stramonium: An overview of its phytochemistry and pharmacognosy. Research J. Pharmacognosy and Phytochemistry 5, 3, 143-148; P. Soni et al. (2012). Pharmacological properties of Datura stramonium L. as a potential medicinal tree: an overview. Asian Pac. J. Trop. Biomed. 2, 12, 1002-1008.

13 – N. Jawalkar and al. (2016). Insecticidal property of Datura stramonium L. seed extracts against Sitophilus oryzae L. (Coleoptera: Curculionidae) in stored wheat grains. Journal of entomology and Zoology Studies 4,6, 92-96.

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