La canneberge et sa puissante filière nord-américaine.

Un récent voyage au Québec m’a permis de découvrir dans le nord de son aire spontanée de distribution la canneberge d’Amérique (Vaccinium macrocarpon, Aiton 1789), dite aussi airelle à gros fruits, baie de grue, canneberge, canneberge à gros fruits, graine, grande airelle rouge ou grande canneberge que nos cousins de la Belle Province nomment ataca, atoca1, gros atoca et les Acadiens mocacauque ou pomme de pré (allemand : Großfrüchtige Moosbeere ; anglais : American cranberry, cranberry ; large cranberry ; espagnol : arandano agrio ; italien : mirtillo con grandi frutti ; mirtillo rosso canadese). Cet arbrisseau emblématique d’Amérique du nord-est appartient aux Ericacées, famille cosmopolite des biomes froids ou tempérés de basse à moyenne altitudes jusqu’à certaines régions méditerranéennes ou tropicales de montagne, appartenant à la tribu des Vaccinieae et au genre Vaccinium2 qui compte environ 450 espèces, fréquemment acidophiles, incluant les principales espèces cultivées – le bleuet en corymbe (V. corymbosum), le bleuet œil de lapin (V. virgatum, anciennement V. ashei), le bleuet à feuilles étroites (V. angustifolium), la myrtille (V. myrtillus), l’airelle fausse-myrtille (V. myrtilloides) et la canneberge (V. macrocarpon).


Jeunes plants de canneberge, détail des stolons et tiges dressées ©AlainBonjean ; plants sauvages adultes à maturité des fruits ©arboretum8gabrielis


La canneberge occupe des sols très acides, relativement infertiles et pousse dans les milieux humides et tourbeux grâce à une symbiose racinaire avec le champignon Phomaradicis (mycorhize éricoïde)3. C’est un tout petit arbuste tapissant4 (2n = 2x = 24, génome d’environ 470 Mb) à l’enracinement superficiel et aux rameaux sarmenteux fins de deux types – stolons de 30 à 180 cm et tiges érigées verticales de 10-30 cm de hauteur. Sa croissance végétative est lente : elle commence tôt au printemps après une période de dormance hivernale ; ce phénomène physiologique est nécessaire à la plante pour se protéger des températures basses en hiver. Les feuilles persistantes sont oblongues, entières, longues de 0,5-2 cm, vert foncé en végétation, puis rouges en automne et bronzées en hiver. La floraison est printanière. Les fleurs campanulées à quatre lobes étroits pendent à l’aisselle des feuilles, par 1-10. Portées par de fins pédoncules, elles sont hermaphrodites, blanches à blanc rosé. Leur pollinisation est largement entomophile5. Le fruit est une baie sphérique de couleur rouge foncé de 1-2 cm de diamètre au goût acidulé. Il est plus gros que celui de l’airelle canneberge, Vaccinium oxycoccos6, ou bassinet des marais, présente dans toutes les zones subarctiques et tempérées froides de l’hémisphère nord.

Détails des fleurs et des fruits verts, ferme Bieler à rang St-François près de St-Louis de Blandford, Québec ©AlainBonjean ; fruit à maturité ©cal.photos.berkely.edu ©promessedefleurs


L’aire de distribution naturelle7 de la canneberge d’Amérique couvre le Canada central et de l’est (de l’Ontario et du Québec à Terre-Neuve-et-Labrador) et le centre nord et le centre-est des USA (nord-est, grands lacs, Appalaches jusqu’à la Caroline du nord et au Tennessee dans le sud) entre 0 et 1400 m.

Aire de distribution de la canneberge d’Amérique ©eflora.org
L’espèce est aussi naturalisée en Amérique du nord dans le Canada de l’ouest (Colombie britannique) et dans l’ouest des Etats-Unis (côte ouest), ainsi que dans certaines parties de l’Europe et du reste du monde où elle a été introduite au XIXe siècle et début du XXe8.


Valeur nutritive de la canneberge ©USDA
D’un point de vue nutritif et médicinal9, la canneberge est un aliment fonctionnel. Elle est composée de 88 % d’eau et de 12 % de matières sèches. Elle contient peu de sucres et de protéines, est dépourvue de sodium, et possède un fort taux d’acidité. La canneberge est extrêmement riche en antioxydants, ce qui protège de certaines maladies du cœur et cancers. Elle renferme notamment une quantité significative de flavonoïdes et de composants poly-phénoliques, qui ont la propriété d’inhiber l’oxydation des lipoprotéines, le « mauvais cholestérol ». Elle est riche en anthocyanines, flavonols, pro-anthocyanidines et autres composés phénoliques, connus pour leurs propriétés anti-cancéreuses. Cette espèce possède des propriétés d’inhibition de l’adhésion bactérienne et protège à ce titre la formation de plaques dentaires, d’ulcères gastroduodénaux et de maux urinaires variés. Elle pourrait aussi protéger les cellules cérébrales contre les maux causés par les radicaux libres et lutter contre les troubles de la mémoire.

Historiquement, les Premières Nations utilisaient les baies de la canneberge sauvage au niveau alimentaire et aussi comme teinture de vêtements et simple médicinale bénéfique à l’appareil urinaire, aux maladies cardiovasculaires et à d’autres pathologies . Dans le sud du Massachusetts, le peuple Wampanoag la collectait depuis au moins 12 000 ans sous le nom de sasumuneash lorsque les premiers Européens les rencontrèrent au XVIe siècle10. Celle-ci était consommée fraiche ou séchée sous forme de gruau (nasampe) ou en mélange avec de la graisse animale et de la viande séchée (pemmican), se conservant durant les mois d’hiver. Les navigateurs européens des siècles suivant employèrent ensuite la canneberge pour lutter contre le scorbut du fait de sa haute teneur en vitamine C.


Récolte manuelle de cannebergières au Massachussetts au début du XXe siècle ©HarwichHistorical Society

Aujourd’hui, la canneberge est cultivée et principalement valorisée à des fins alimentaires, séchée, sous forme de jus, de sauces ou transformée artisanalement ou industriellement de diverses autres façons.

La culture de la canneberge pour ses fruits a démarré à Dennis, au Massachusetts, USA, dans la région de Cape Cod en 181611. Elle fut effectuée par le capitaine Henry Hall ( ? – 1850) qui transplanta des pieds de canneberges sauvages dans du sable où ils se développèrent rapidement. D’autres producteurs suivirent ce pionnier dans les états voisins – Maine très rapidement, New Jersey autour de 1830, Wisconsin vers 1850, Pacific North Western dans les années 188012.
En 1838, les cannebergières commencèrent d’être couvertes de glace sablée et d’inondations pour prévenir les dommages causés par le gel et lutter contre les insectes. En 1871, la première association de producteurs de canneberges fut établie aux USA . Dans les années 1880, les ramassages de canneberges avec des « peignes » en bois ont commencé à y remplacer la cueillette à la main traditionnelle ; les trieuses et l’équipement de dépistage ont rapidement suivi, puis, en 1910, l’ Université du Massachusetts créa la Cranberry Research Station à Wareham, MA. En 1917, une agricultrice Elisabeth Lee et un juriste américain, Marcus L. Urann13, révolutionnèrent la filière en développant au New Jersey des conserves de sauce de canneberge et créant en 1930 une coopérative qui prit ensuite le nom d’Ocean Spray14 – c’est aujourd’hui le leader du marché mondial de ce secteur. En 1920, apparurent les premières récolteuses mécaniques même si la mécanisation des récoltes ne débuta réellement que dans les années 1950, remplacée à partir de 1960 par les premières récolte à l’eau avec implantation de gicleurs sur les tourbières. Les années 1970 virent à leur tour l’élaboration de programmes intégrés de lutte antiparasitaire, puis dès les années 1980, la demande de produits à base de canneberge augmenta fortement, tirée par la forte croissance du marché des jus, et ne cesse depuis de se développer en une série de produits diversifiés.
Actuellement, la canneberge est massivement cultivée aux USA dans le Maine, le Massachusetts, l’Oregon, l’état de Washington et en premier lieu le Wisconsin avec des surfaces plus limitées au Connecticut, Michigan, New Hampshire, New York, et Rhode Island. Ceci représentait en 2019 environ 62% de la production mondiale.


Développement des productions de canneberge en Amérique du Nord,1961-2012 ©UN FAO, FAOSTAT15
Au Canada,la culture de canneberge est beaucoup plus récente16. Elle fut en effet introduite en 1939 par un grossiste en fruits et légumes, Edgar Larocque à Lemieux dans la région du Centre-du-Québec après plusieurs visites dans sa famille au Massachusetts. En 1984, un pommiculteur de la région de Dunham au Québec, Marc Bieler, initia la plus grande cannebergière au monde à Saint-Louis-de-Blandford – aujourd’hui 1700 acres, soit 688 ha et fonda l’usine de transformation Atoka, qui a été récemment acquise par Ocean Spray dont la famille Bieler est devenue co-actionnaire. Un autre entrepreneur, Martin Le Moine, a débuté à la fin des années 1980 les premières productions de canneberges biologiques à Notre-Dame-de-Lourdes dans la région du Centre-du-Québec et établit la société Fruit d’Or en 2000 pour leur transformation.


Bassins de production de canneberge en végétation, ferme Bieler à rang St-François près de St-Louis de Blandford, Québec ©AlainBonjean ; Monsieur Marc Bieler devant un de ses bassins inondé en cours de récolte ©ADolman-Univ.McGill17Le Canada est aujourd’hui le second pôle mondial de production de canneberge (essentiellement Québec, mais aussi Colombie Britannique, Maritimes) avec 32% de la récolte mondiale, soit 170 323 tonnes en 2019, pour une valeur à la ferme de 135 millions de $ canadiens, avec environ 130 cannebergières au seul Québec, dont un gros tiers sont des cultures bio.


Surfaces récentes en acres de cultures de canneberge au Québec et en Colombie britannique ©journalagricom.ca
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Production mondiale de canneberges 2019 ©FAO-Helgi


Le Chili, la Turquie, l’Azerbaïdjan, l’Ukraine, la Macédoine, la Biélorussie et quelques autres pays constituent de moindres bassins de production.

La production de la canneberge est singulière. Les plants ont besoin d’un sol acide et sablonneux et d’eau douce de bonne qualité. Issus de boutures de clones sélectionnés aux USA, ils poussent sur un lit de sable, de tourbe, de gravier et d’argile que l’on désigne localement du nom de bog (marais, tourbière en américain). Les plantations largement pollinisées par des apports massifs de ruchers à la floraison portent des fruits 2-4 ans après la plantation et peuvent produire pendant 75-100 ans : on est là dans une économie proche de celle des vignobles. La saison de production va d’avril à novembre. Lors de la récolte, on inonde les bogs et les baies se détachent spontanément des plants pour flotter à la surface.


Récoltes de canneberges au Québec, 2018 ©MAPAQ


Les fruits sont pour partie consommés en frais. Toutefois, ils sont aussi à la base d’une industrie de transformation désormais très diversifiée (fruits congelés, séchés, confits, jus, confitures, sauces, etc.).

Quelques exemples de canneberges transformées commercialisés au Québec

Le développement très original de cette filière de petits fruits rouges en Amérique du Nord, développée principalement au cours des 40 dernières années à partir d’une plante native issue d’un milieu de marais et de tourbières initialement difficile d’accès doit interroger les producteurs agricoles de tous les pays, et notamment ceux d’Europe. Un peu comme en judo où l’on sert de l’élan de l’adversaire pour le battre, nos collègues américains et canadiens ont su utiliser l’eau des bogs – jusque-là un obstacle, pour récolter depuis quelques décennies industriellement les cannebergières et donner une masse critique importante à leur filière, particulièrement appréciée des consommateurs. Et contrairement à ce qui se passe actuellement en France où certains néo-écologistes tentent de diaboliser les usages agricoles de l’eau, leurs homologues canadiens considèrent que ce dernier contribue au maintien des zones humides tout en y préservant faune et flore.

Penser autrement, sortir du cadre de ses habitudes devrait être un réflexe de tout développement démocratique de filière territoriale.

Repenser la génétique comme une alliée aussi. Celles et ceux qui adhèrent à cette intention liront avec avantage en complément de cet article le texte joint – uhac083.pdf (silverchair.com)19, qui traite d’amélioration génétique des espèces du genre Vaccinium et de la conservation des ressources génétiques sauvages dans le monde entier pour améliorer la résilience de ces cultures vivaces aux stress biotiques et abiotiques ainsi que la qualité des fruits. Ceci est particulièrement important pour continuer de gérer au mieux les problèmes de production liés au changement climatique et constitue un bel exemple d’innovation incrémentale.

Alain Bonjean, 142e article
1er août 2023

Mots-clefs : canneberge d’Amérique, Vaccinium macrocarpon, Ericacée, plante fruitière, plante médicinale, arbrisseau, mycorhize éricoïde, Amérique du Nord, USA, Canada, Wisconsin, Québec, petits fruits rouges, filière agroalimentaire, filière territoriale

1 – Nom issu de l’iroquois. En algonquin, autre première langue amérindienne, on l’appelait popokwa.

2(PDF) Phylogeny problems of the genus Vaccinium L. and ways to solve them (researchgate.net) ; [PDF] Vaccinium spp.: Karyotypic and phylogenetic characteristics, nutritional composition, edaphoclimatic conditions, biotic factors and beneficial microorganisms in the rhizosphere Vaccinium spp.: Características cariotípicas y filogenéticas, composición nutricional, condiciones edafoclimáticas, fa | Semantic Scholar ; A Survey of the American Species of Vaccinium, Subgenus Euvaccinium on JSTOR ; [PDF] A Complete Review on the Genus Vaccinium and Iranian Ghareghat | Semantic Scholar

3 – C. Thomas (2013). La canneberge au Québec : introduction. 35 p.

4Vaccinium macrocarpon Aiton | Plants of the World Online | Kew Science ; Vaccinium macrocarpon in Flora of North America @ efloras.org ; 1169790861118031 0..17 (njau.edu.cn)

5pollination_2012.pdf (gov.bc.ca) ; 2014-Cranberry-School-Proceedings-red.pdf (d31n3wj3oi4lt9.cloudfront.net)

6Vaccinium oxycoccos L. | Plants of the World Online | Kew Science

7Vaccinium macrocarpon in Flora of North America @ efloras.org

8 – Pour mémoire, dans les années 1910, selon Y. Trochin, « des essais de culture du V. macrocarpum furent faits au Fruticetum des Barres par Maurice de Vilmorin, à Enghien par M. Rosentielul, et à Soisy-sous-Montmorency par Mme Daigremont ; ces cultures, faites sur planche de terre de bruyère, et irriguées abondamment ont donné des résultats très encourageants » – pour plus de détails, Y. Trochain (1933). Les Vaccinium comestibles (Suite fin). Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale 141, 319-329.

Voir aussi Z. Gudzinskas et al. (2014). Vaccinium macrocarpon – A new alien plant species in Lithuania. Botanica Lithuania 20, 1, 41-45.

9 – A. Vidlard et al. (2010). The effectiveness of dried cranberries (Vaccinium macrocarpon) in men with lower urinary tract symptoms. British Journal of Nutrition 104, 1181-1189; C. Thomas (2013). La canneberge au Québec : introduction. 35 p. ; Vaccinii macrocarpi fructus – MO (europa.eu) ; Des canneberges pour prévenir les troubles de la mémoire- Plantes et Santé (plantes-et-sante.fr) ; J. Oszmianski et al. (2017). Phytochemical compounds and antioxydant activity in different cultivars of cranberry (V. macrocarpon L.). J. Food Sci. 82, 11, 2569-2575; . Des canneberges pour prévenir les troubles de la mémoire- Plantes et Santé (plantes-et-sante.fr) ; A. Turner (2006). The pharmacognosy of cranberries (Vaccinium macrocarpon Aiton) as a utologic dietary supplement. PhD Thesis, Univ. of Illinois, ISA, 149 p.; canneberge P-Vaccinium_macrocarpon-200515.pdf ; Canneberges fraîches et séchées : Bienfaits sur la santé, valeur nutritive propriétés avantages (notrecanneberge.com) ; https://www.cranberryinstitute.org/

10Where Tradition Meets Innovation | Massachusetts Cranberries

11 – P. Eck (1931). The American cranberry. Rutgers university Press, 420 p..; Henry Hall was First to Cultivate Cranberries – Cranby ; Y. Trochain. Les Vaccinium comestibles. Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale 139, 173-189, Les Vaccinium comestibles. (persee.fr)

12Cranberry Facts and History – Cooperative Extension: Cranberries – University of Maine Cooperative Extension (umaine.edu) ; The Development of Cranberry Growing in Wisconsin on JSTOR

13A Brief History of Cranberries | Smart News| Smithsonian Magazine ; The Cranberry Story (nj.gov)

14Canneberges : jus et collations | Ocean Spray® ; Cranberries: Jus et recettes| Ocean Spray®

15 – J.M. Alston, and al. (2014). Etude de l’impact économique de l’industrie de la canneberge en Amérique du Nord. Cranberry Marketing Committee, 58 p.

16Historique – Canneberges – Association des Producteurs de Canneberges du Québec (notrecanneberge.com) ; A118-10-6-2019-fra.pdf (publications.gc.ca)

17La cannebergière de Marc Bieler : Hier, aujourd’hui et demain | Coopérateur (cooperateur.coop)

18La canneberge : une baie surette, mais synonyme de réussite – Journal Agricom

19 – P. E. Edger et al. (2022). There and back again; historical perspective and future directions for Vaccinium breeding and research studies. Horticulture Research 9: uhac083, https://doi.org/10.1093/hr/uhac083

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