Le sarrasin de Tartarie, une culture de grande valeur nutritionnelle et médicinale sous-exploitée.

Bande de sarrasin de Tartarie, Seine-et-Marne, Août 2006 ©AlainBonjean

Dans les années 2000, j’ai découvert le sarrasin de Tartarie (Fagopyrum tataricum (L.) Gaertn., 1790) ou blé noir fourrager, sarrasin amer, lors de mes pérégrinations en Chine notamment dans la province du Shanxi où sa farine est souvent mélangée à celle de blé tendre blanc pour fabriquer des pâtes diététiques ou utilisée à la production de cosmétiques riches en antioxydants et dans celles du Yunnan où certaines ethnies locales, notamment les Yi, utilisent ses graines dans la confection de nougats. Cette Polygonacée est localement appelé ku qiao, 苦荞, en mandarin (allemand : Falscher Buchweizen, Tartaren Bucheizen, Tatarisher Buch weizen ; anglais : bitter buckwheat, green buckwheat, kangra buckwheat, rough buckwheat, tartarian buckwheat, tartary buckwheat ; catalan : fajol boig ; hollandais : franse boekweit, Himalayan boetweit ; italien : grano saraceno di Siberia).

C’est une plante herbacée annuelle1 robuste de 30-100 cm à tige dressée, glabrescente et rameuse (2n = 2x = 16 ; génome c. 450 Mb). Sa biomasse est plus importante que celle du sarrasin commun (Fagopyrum esculentum). Ses feuilles larges (2-7×2-8 cm), sagittées en cœur, triangulaires- acuminées possèdent des gaines allongées, ciliées et sont palminervées.
En Chine, la floraison a lieu de mai à septembre. Les fleurs sont petites (environ 2,0-2,5 mm), blanc verdâtre ou jaunâtre, peu attractives pour les insectes et essentiellement cléistogames et regroupées en grappes axillaires. Les fruits sont des achènes trigones (5-6 mm), très saillants, rugueux à angles sinués-dentés. Ces graines ont la particularité de germer de manière très inégale, caractère primitif qui montre que sa domestication n’est pas totalement achevée. Leurs principaux débouchés alimentaires traditionnels sont de petits pains cuits à la vapeur, des gruaux, des pâtes alimentaires et des germes ou micropousses.

Détails d’inflorescence et des graines ©2024MichaelHassler ©USDA-NCRS-SteveHurst


Cette espèce de lumière adaptée aux conditions continentales tolère les sols argileux acides, secs et riches en nutriments ainsi que le froid et la sécheresse. Elle n’est pas tolérante à la salinité.


Carte de diffusion du sarrasin de Tartarie (HW, populations himalayennes sauvages ; SL, populations cultivées du sud-ouest ; NL, populations cultivées du nord ©Zhang et al, 2021


Cette espèce cultivée provient probablement des montagnes de l’Himalaya et plus précisément du nord-ouest du Yunnan ou des régions attenantes du Tibet et du Sichuan2 où elle aurait commencé d’être domestiquée à partir de la sous-espèce sauvage
F. tataricum ssp. potanini voici c. 4000 ans. En Chine, le sarrasin de Tartarie a ensuite été diffusé des contreforts de l’Himalaya vers la Chine du Sud et vers la Chine du Nord par deux routes séparées3 et une étude récente4 suggère que deux événements de domestication indépendants (ou d’adaptation aux milieux ?) se seraient alors produits dans le sud-ouest et le nord de la Chine, ce qui expliquerait l’hétérogénéité et diverses caractéristiques des variétés modernes du sarrasin de Tartarie. Cette espèce est aujourd’hui cultivé entre 400 et 4440 m d’altitude, en fait surtout entre 1500 et 3000 m. Il est également produit de manière significative au Bhoutan, dans le nord de l’Inde, et au Népal.Sa culture a ultérieurement été diffusée à de très larges régions de l’Europe (surtout centrale) et de l’Amérique du nord, via de faibles quantités de graines mélangées à celles su sarrasin commun, mais la chronologie de sa globalisation reste incertaine5. L’ethnobotaniste P. Schilperroord6 considère que le sarrasin de Tartarie a été cultivé en Allemagne pour la première fois comme plante ornementale à Memmingen, Bavière, en 1733 puis introduite peu après en Suisse. D’une manière générale, elle y est peu produit de nos jours. Pourtant, selon les génotypes, sa période de croissance est atteinte en 60 à 110 jours avec un rendement oscillant entre 900 et 2250 kg/ha, pouvant parfois atteindre 4500 kg/ha7.


Distribution native de l’espèce en vert et introductions en violet ©KewGardens

Le grain de sarrasin de Tartarie est habituellement un peu plus amer que celui de sarrasin commun et contient plus de rutine8, flavonoïde naturel aux propriétés pharmaceutiques intéressantes – c’est un puissant piège à radicaux libres doté d’une forte activité antioxydante, d’effets antiinflammatoires et anticancéreux et aussi de réduction de la toxicité du mauvais cholestérol oxydé. Il renferme d’autres composants bioactifs9 comme des flavonoïdes, des acides phénoliques, de la 2-hydroxybenzylamine et de la quercitrine dont les teneurs varient selon les cultivars et les zones de production. La différence la plus importante par rapport à l’arôme du sarrasin commun est l’absence de salicylaldéhyde et la présence de naphtalène10. Par suite, le salicylaldéhyde pourrait être proposé comme marqueur pour détecter la contamination du sarrasin de Tartarie par le sarrasin commun.

EspècesSarrasin communF. homotropicumS. de Tartarie
Teneur en rutine, en poids sec0,02%0,10%1,67%
Teneur en flavonoïdes, en poids sec0,04%0,3%2,04%
Teneurs comparées en rutine et flavonoïdes du sarrasin commun, du sarrasin de Tartarie et de leur apparentée F. homotropicum ©Jiang et al., 2007


Variations des teneurs en rutine selon les origines des échantillons ©Lhutar
et al., 2021

Autre point attractif d’un point de vue industriel : les granules d’amidon de sarrasin de Tartarie ont une taille de 3-14µm et contiennent en moyenne 20-28% d’amylose, voire plus11. Ils ont utilisés comme substitut de graisse, ingrédient pour les produits extrudés, matériau nano-composite et substrat de fermentation pour les boissons alcoolisées. Avec peu de développement, ils pourraient constituer une ressource pour d’autres applications alimentaires et non alimentaires.


Matières et plats à base de sarrasin de Tartarie ©Kreft et al., 202312
a, farine de sarrasin de Tartarie à gauche
vs farine de sarrasin commun à droite sur le marché de Xichang, Liangshan Yi Autonomous Préfecture, Sichuan, Chine
b, pâte de farine de sarrasin de Tartarie ; la couleur vert jaune est due à la présence des métabolites secondaires indiquées dans le texte
c, bretzels locaux à base de 40% de farine de sarrasin de Tartarie  et de 30% de farine de blé tendre blanc ; couleur vert jaune liée à la présence des métabolites secondaires
d, soupe végan slovène à l’huile d’olive, épaissie à gauche par des grains décortiqués de sarrasin commun bouillis et à droite avec des grains décortiqués de sarrasin de Tartarie bouillis


La consommation régulière de cette pseudocéréale et de produits enrichis de sarrasin de Tartarie présente de multiples avantages pour la santé13, par exemples, effets antioxydants, anti-inflammatoires, anti-hyperlipidémiques, anti-acné, anticancéreux, anti-obésité, antihypertenseurs et activités hépato-protectrices ainsi que des effets cognitifs positifs, ce qui en a fait pour certains nutritionnistes un nouvel aliment détox. En particulier, les études cliniques indiquent que le sarrasin de Tartarie présente des activités antidiabétiques remarquables14. Il convient aussi de noter que la production de vin de riz chinois incluant du grain de sarrasin de Tartarie15 a permis de fabriquer de nouveaux types de vins aux arômes particuliers et à faible teneur en alcool. Par ailleurs, le Japon a récemment sélectionné des cultivars tel « Manten-Kirarai » qui sont riches en rutine sans être amers après avoir abaissé la teneur du grain en rutinosidase16.

Un sujet d’un autre ordre est à souligner : le sarrasin de Tartarie est une plante de jour courts dont la croissance reproductrice peut être accélérée par une induction de lumière courte pour compléter le cycle de vie en moins de temps. L’emploi de LED bleue17 est notamment recommandé comme source lumineuse pour augmenter significativement la teneur des composés phénoliques dans les jeunes pousses de sarrasin de Tartarie. La teneur maximale en rutine (43,37 mg/g de poids sec) a été observée dans les micropousses 4 jours après l’exposition à la lumière bleue. De même, la teneur la plus élevée en cyanidine 3-O-rutinoside (0,85 mg/g PS) a été détectée après 10 jours d’exposition à la lumière bleue. Par ailleurs, la lumière rouge éloignée18 améliore l’élimination des péricarpes dans la production de germes et de micropousses de sarrasin de Tartarie sous éclairage artificiel.
Voilà qui devrait donner des idées aux exploitants de fermes verticales en enceintes closes produisant ou sélectionnant sous LEDs !


Alain Bonjean, 162e article
Orcines, 15 février 2024.


Mots-clefs : Sarrasin de Tartarie, Fagopyrum tataricum, F. tataricum ssp. potanini Polygonacée, plante herbacée, plante annuelle, plante cultivée, pseudocéréale, Himalaya, Yunnan, Chine, Europe, Amérique du Nord, rutine, flavonoïdes, amylose, aliment-détox, LEDs

1Fagopyrum tataricum – synthese – eFlore – Tela Botanica (tela-botanica.org) ; Fagopyrum tataricum in Flora of China @ efloras.org ; Haplotype-resolved genomes of two buckwheat crops provide insights into their contrasted rutin concentrations and reproductive systems | BMC Biology | Full Text (biomedcentral.com)

2 – O. Onishi (1998b). Search for the wild ancestor of buckwheat III. The wild ancestor of cultivated common buckwheat, and of Tartary buckwheat. Econ. Bot. 52:123–133 ; K. Tsuji, O. Onishi (2000). Origin of cultivated Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum Gaertn.) revealed by RAPD analyses. Genetic Resources and Crop Evolution 47, 431-438 ; K. Tsuji, O. Onishi (2001). Phylogenetic relationships among wild and cultivated Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum Gaert.) populations revealed by AFLP analyses. Genes Genet. Syst. 76,47–52; J. Zhou et al. (2023). The pan-plastome of Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum): key insights into genetic diversity and the history of lineage divergence. BMC Plant Biology 23, 212, https://doi.org/10.1186/s12870-023-04218-7 ; Y.-F. Yao et al. (2022). New insights into the origin of buckwheat cultivation in southwestern China from pollen data. New Physiologist 237, 6, 2467-2477.

3 – K.X. Zhang et al. (2021). Resequencing of global Tartary buckwheat accessions reveals multiple domestication events and key loci associated with agronomic traits. Genome Biol. 22, 1, 23. Resequencing of global Tartary buckwheat accessions reveals multiple domestication events and key loci associated with agronomic traits | Genome Biology | Full Text (biomedcentral.com)

4 – K. Zhang et al. (2021). Resequencing of global Tartary buckwheat accessions reveals multiple domestication events and key loci associated with agronomic traits

5 – H. V. Hunt, X. Shang and M. K. Jones (2018). Buckwheat: a crop from outside the major Chinese domestication centres? A review of the archaeobotanical, palynological and genetic evidence. Vegetation History and Archaeobotany 27, 493–506

6 – P. Schilperoord (201). Plantes cultivées en Suisse – Le sarrasin. Verein fûr alpine Kulturplanzen, 100 p.

7 – M. Zhou, T. Yu, X. Deng, C. Ruan (2018). Description of cultivated Tartary buckwheat. In: Buckwheat germplasm in the World, Elsevier Inc., 45-52.
Lire aussi: L. Aubert et al. (2021). Comparison of Plant morphology, yield and nutritional quality of Fagopyrum esculentum and Fagopyrum tataricum grown under field conditions in Belgium. Plants (Basel) 10,2, 258, Comparison of Plant Morphology, Yield and Nutritional Quality of Fagopyrum esculentum and Fagopyrum tataricum Grown under Field Conditions in Belgium – PMC (nih.gov)

8 – L. Zhang et al. (2017). The Tartary buckwheat genome provides insights into rutin biosynthesis and abiotic stress tolerance. Mol. Plants 10, 9, 1224-127; The Pharmacological Potential of Rutin – ScienceDirect ; An up-to-date review of rutin and its biological and pharmacological activities – PMC (nih.gov) ; The Pharmacological Potential of Rutin – PMC (nih.gov) ; P. Jiang et al. (2006). Rutin and flavonoid contents in three buckwheat species Fagopyrum esculentum, F. tataricum and F. homotropicum and their protective effects against lipid peroxidation. Food Research International 40, 3, 356-364.
La rutine est aussi appelée rutoside.

9 – Z. Luthar et al. (2021). Tartary Buckwheat in Human Nutrition. Plants, 10, 700. https://doi.org/10.3390/plants10040700/

L. Zhou et al. (2021). Bioactive compounds, helth benefits, and industrial applications of Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum). Criticals Reviews in Food Science and Nutrition, https://doi.org/10.1080/10408398.2021.1952161

10 D. Janeš, H. Prosn and S. Kreft (2012). Identification and quantification of aroma compounds of some Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum Gaertn.) an some of its milling fraction. Food Science 77, 7, C746-C751.

11 – F. Zhu (2016). Buckwheat starch : Structures, properties and applications. Trends in Food Science & Technology 49, 131-135.

12 – I. Kreft et al. (2023). A Crop of High Nutritional Quality and Health Maintenance Value: The Importance of Tartary Buckwheat Breeding. Agriculture, 13, 1783. https://doi.org/10.3390/agriculture13091783/

13 – L. Zhou et al. (2021). Bioactive compounds, helth benefits, and industrial applications of Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum). Criticals Reviews in Food Science and Nutrition, https://doi.org/10.1080/10408398.2021.1952161

14Mechanisms of antidiabetic effects of flavonoid rutin – ScienceDirect

15 – Q. Ren et al. (2018). The changes of microbial community and favor compound in the fermentation process of Chinese rice wine using Fagopyrum tataricum grain as feedstock. Scientific Reports 9,3365, The changes of microbial community and flavor compound in the fermentation process of Chinese rice wine using Fagopyrum tataricum grain as feedstock | Scientific Reports (nature.com)

16 – T. Susuki et al. (2014). Breeding of ‘Manten-Kirari’, a non bitter and trace-rutisonidase variety of Tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum Gaertn.). Breed Science 64, 4, 344-350.

17 – A. Thwe et al. (2014). Effects of light-emitting diodes on expression of phenyl propanoid biosynthetic genes and accumulation of phenylpropanoids in Fagopyrum tataricum sprouts. Journal of Agriculture and Food Science 62,21 , 4839-4845.
Lire aussi : S.-W. Lee et al. (2014). Influence of different LED lamps on the production of phenolic compounds in common and Tartary buckwheat sprouts. Industrial crops and Products 64, 320-326 ; S. Zhang et al. (2021). Effects of light on secondary metabolites biosynthesis in medicinal plants. Front. Plant Sci. 12, https://doi.org/10.3389/fpls.2021.781236/ ; D. Zhang et al. (2018). The light‐induced transcription factor FtMYB116 promotes accumulation of rutin in Fagopyrum tataricum. Plant Cell Environ. 42, 1340-1351.

Combined effects of elevated UV-B radiation and the addition of selenium on common (Fagopyrum esculentum Moench) and tartary [Fagopyrum tataricum (L.) Gaertn.] buckwheat | Photosynthetica (springer.com)

18 – K. Kitazaki et al. (2015). Far-red light enhances removal of pericarps in tartary buckwheat (Fagopyrum tataricum Gaertn.) sprout production under artificial lighting. Scientia Horticulturae 185, 167-174.

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